Bien chez soi
Ethique du care : deuxième vague
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En 2010, Martine Aubry invitait à “passer d’une société individualiste à une société du care” [1], une prise de parole qui avait été quelque peu moquée à l’époque. Après l’accueil peu favorable des élites politiques à l’égard de cette terminologie, on aurait pu penser que cette dernière resterait pour longtemps à l’écart de tout débat politique. Mais c’était sans compter sur certains microcosmes philosophiques, sociologiques et médicaux qui ont diffusé en France une approche plus politique de “l’éthique du care”.
Le care n’est plus seulement une disposition morale particulière qui serait portée plus spécifiquement par le genre féminin, il devient sous l’impulsion des travaux de Joan Tronto aux Etats-Unis [2] un projet de société.
Petit récap de l’origine de “l’éthique du care”
“L’éthique du care” est un concept né au début des années 1980 aux Etats-Unis qui vient questionner l’approche de la morale qui avait alors cours à cette époque. Là où il était supposé que la morale impliquait un travail de raisonnement à partir de principes abstraits et universels de justice, “l’éthique du care” vient introduire une autre forme de moralité tout aussi aboutie que la première mais plus concrète. Agir avec justesse, ce n’est pas forcément juger de ce qui est fondamentalement juste, c’est aussi tenir compte des implications qu’une décision aussi juste soit-elle pourrait entraîner sur un ensemble de protagonistes connectés entre eux par un faisceau de relations.
Cette controverse n’est pas si nouvelle en philosophie à ceci près que “l’éthique du care” s’en empare d’une façon assez inédite. D’abord, elle va s’inscrire dans un questionnement féministe sur la différence de genre. D’autre part, et c’est le point central de cette approche, elle va porter un regard différent sur l’humain considéré comme fondamentalement vulnérable car dépendant de ses relations avec autrui.
Ce postulat est tout à fait central et amènera – après les travaux de Gilligan ou de Noddings moins connue en France – à une approche plus politique de “l’éthique du care”.
Lire l’article sur la naissance de “l’éthique du care”
“Deuxième vague” ou la perspective politique de l’éthique du care
Joan Tronto va remanier le concept de care pour ne plus seulement en faire l’apanage du genre féminin mais plutôt le point de connexion de toutes les populations dominées, oppressées ou minoritaires [3] à qui reviennent généralement la charge d’assurer les fonctions du care.
Tronto entend par “care” “tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde – un monde qui recouvre à la fois « nos corps, nos personnes et notre environnement » – afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible” [4]. Le care ne relève donc plus seulement d’une disposition individuelle, c’est une activité à part entière, autrement dit une pratique sociale répondant à la vulnérabilité du monde.
Certes, nous ne sommes pas tous égaux en matière de vulnérabilité. Certaines personnes sont plus dépendantes que d’autres du bon soin d’autrui. Néanmoins une telle diversité ne doit pas nous conduire à renier notre propre vulnérabilité.
“Au cours de notre vie, chacun de nous passe par des degrés variables de dépendance et d’indépendance, d’autonomie et de vulnérabilité”. Tronto citée par Zielinski [5]
Ce que nous disent les approches de l’éthique du care, c’est que non seulement chacun de nous peut et sera certainement amené à vivre cette expérience de la franche vulnérabilité ne serait-ce que temporairement, et donc de la dépendance aux bons soins d’autrui ; mais plus encore, c’est que même lorsqu’on se pense et qu’on se montre comme une personne autonome et indépendante, cette autonomie est en fait dépendante de tout un faisceau d’activités humaines invisibilisées dans l’ordinaire de la vie.
Beaucoup de métiers comportent finalement une part de care – on pensera aux métiers de caissier et d’éboueur évoqués par Sandra Laugier qui participent au fait de rendre notre monde habitable. Néanmoins, le care occupe une place plus central dans certains métiers comme celui d’assistante maternelle, d’aide-soignant ou d’aide à domicile. Ce qui va, en revanche, être commun à tous ces métiers, c’est le manque de considération sociale à leur égard. L’importance sociale de ces métiers passe complètement inaperçue. C’est comme s’il existait une inversion de l’échelle de valeurs. Plus les activités apparaissent essentielles au maintien de la vie et au vivre ensemble dans la réalité du quotidien, plus elles sont dévalorisées et jugées inférieures en prestige et en compétences.
C’est de ce contraste qu’émerge le discours politique de l’éthique du care porté par Tronto : sortir de l’invisibilité toute une armée d’activités humaines qui ne sont pas simplement importantes mais qui sont décisives pour tout et pour tous.
Care et travail d’aidance
L’éthique du care apporte un éclairage particulier sur la situation des proches aidants.
Jusqu’à peu, on ne parlait pas du rôle des proches aidants.
Jusqu’à peu, on ne prenait pas en compte la valeur – humaine et économique – et l’importance pour la société dans son ensemble de cette aide régulière et quotidienne.
Jusqu’à peu également, on ne reconnaissait pas la charge de travail que cela pouvait impliquer.
Le travail d’aidance était tout simplement invisible, et donc indolore. Il a fallu des actions quasiment de lobbying pour faire entendre leur voix, qu’ils n’étaient pas rien, que ce qu’ils faisaient comptaient énormément pour leurs proches aidés mais aussi pour la communauté des hommes.
Autrement dit, leur travail est de ceux qui permettent de rendre le monde vivable et habitable. La reconnaissance du statut de proche aidant s’inscrit finalement dans ce mouvement de revendication politique autour du care qui insiste sur la nécessité de réviser notre échelle de valeurs sociales.
Les 4 phases du care selon Tronto
Tronto va modéliser son approche en distinguant différentes phases du care, chacune de ces phases reposant sur des dispositions morales particulières.
Tout commence avec le “caring about” (se soucier de). A l’origine, il y a un besoin qu’il faut pouvoir voir et concevoir comme tel, ce qui suppose une vigilance à l’égard d’autrui. Mais il s’agit aussi – comme le souligne Agata Zielinski – “de reconnaître la nécessité d’y répondre, et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse” [5]. Cela va donc au-delà d’une simple perception de l’existence d’un besoin chez autrui (constater), l’attention à l’autre engage déjà ici le récepteur vers une suite à donner (nécessité d’y répondre) qui implique à son tour une forme “d’intelligence pratique” quant à la possibilité effective d’apporter une réponse.
Vient ensuite, la cristallisation de l’engagement avec le “taking care of” (prendre en charge). A ce moment-là, on est déjà dans le fait d’assumer la responsabilité de la réponse au besoin via la définition et la structuration des moyens à déployer.
Puis, c’est la mise en actes de la réponse avec le “care giving” (prendre soin). C’est le moment de “la rencontre directe d’autrui à travers son besoin” ; c’est “l’activité dans sa dimension de contact avec les personnes“ [5]. On est vraiment ici dans la proximité et singularité du soin prodigué à un autre, dans un rapport qui peut même relever du corps à corps. C’est la phase opératoire pourrait-on dire du processus de soin, et parce que c’est une activité sociale à part entière, c’est aussi une activité qui suppose cette fois non plus seulement une disposition morale, mais véritablement une compétence. Il s’agit effectivement de mettre en acte la réponse au besoin et ce de manière efficace. C’est là un point extrêmement important dans l’approche politique de Tronto. Le care, comme activité et comme travail, exige – ou plutôt met en œuvre – des compétences particulières, autrement dit un ensemble de savoirs, de techniques, mais aussi de créativité dirait Marie Garrau [6]. On rompt donc définitivement avec l’idée d’une disposition naturelle à prendre soin.
Le care ne relève pas du don mais d’une pratique sociale tournée vers l’autre et donc toujours améliorable si l’on se soucie de la manière dont le destinataire reçoit le soin. Et ce souci de la manière dont le soin est reçu correspond justement au dernier moment du care, le “care receiveing” (recevoir le soin). On voit bien qu’il ne s’agit pas de répondre pour répondre mais de répondre efficacement pour le destinataire. C’est à ce niveau que Tronto introduit la réciprocité dans la relation de soin, dans la réaction même du destinataire qui permet au “donneur” d’évaluer la convenance ou non de la réponse et d’ajuster le cas échéant sa compréhension du besoin et sa pratique.
Cette réciprocité peut sembler quelque peu tardive dans le sens où elle intervient seulement en aval et non pas en amont du processus de care. La personne n’a peut-être pas la capacité de répondre par elle-même à son besoin, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’avoir une idée plus ou moins claire de ce dont elle a besoin et des moyens à déployer pour y répondre. Cela n’est peut-être pas le cas de toutes les personnes en besoin. Il se peut aussi que les personnes aient une compréhension altérée pour ne pas dire “biaisée” de leur besoin ou des moyens qu’elles jugeraient adaptés à leur situation. Néanmoins, on peut aussi concevoir que la réciprocité puisse s’amorcer avant la réponse de soin.
Place de la participation des soignés à leur propre prise en soin ?
Le care trouve-t-il ses limites dans les concepts d’empowerment, d’auto-détermination ou de démocratie en santé ?
Pour Agata Zielinski, la réponse est non : “le care est une relation entre deux acteurs – et non entre un sujet actif et un sujet passif (un patient) (…). L’autonomie est à la fois présupposée (la personne sait ce dont elle a besoin, son avis est sollicité) et visée (réduire les dépendances)”.
Néanmoins, on peut se dire que – là – réside peut-être la différence entre le travail du “care” et l’éthique du “care” qui est une manière particulière de penser le prendre soin de l’autre, une manière faite de doutes, de tâtonnements, de ratées, d’imperfections, de remises en question, parce que justement c’est une prise en soin qu’on adresse et qu’on aménage en fonction et avec la personne.
Que se passe-t-il alors quand le consentement à recevoir de l’aide est faible ou ambivalent, ce qui correspond souvent à la réalité de la relation de soin ?
Cette question rejoint la critique formulée par Pierre Vidal-Naquet et ses collaborateurs [7] à l’égard des défenseurs du care qui auraient tendance à gommer la dimension conflictuelle et de contrainte dans la relation de soin.
“(Le care) tend à écarter la question de la contrainte en minimisant la nécessité de forcer les personnes à faire certaines choses qu’elles rejettent sans appel ou dont elles ne voient pas le bienfait ou la raison ; il fait l’hypothèse que les objectifs de protection et de sécurité sont partagés par les protagonistes de la relation d’aide ; enfin, il admet d’office que l’autonomie est un bien des personnes qu’elles peuvent défendre et dont elles peuvent elles-mêmes se faire les porte-parole” (p.339).
Le “care sous contrainte” en passe selon eux par tout un ensemble de techniques de ruses et d’astuces de la part des aides à domicile destinées à maintenir le sentiment d’autonomie chez les personnes aidées. Un faire “comme si” qui permet d’adresser les soins presque sans que cela n’y paraisse, ce qui suppose de la part des professionnels, déjà beaucoup de créativité, mais surtout la mise en place d’un espace commun fictionnel où elles vont pouvoir déployer leurs actions de soin sur fond de jeu relationnel.
- Mediapart, 2 avril 2010.
- Tronto, J. (1993). “Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care” – Traduit en français sous le titre “Un Monde vulnérable. Pour une politique du care” (2009).
- André, K. (2013). Entre insouciance et souci de l’autre - L’éthique du care dans l’enseignement en gestion. Gestion et management. Thèse de Doctorat sciences de gestion, Université Panthéon-Sorbonne - Paris.
- Joan Tronto citée par Agata Zielinski [5].
- Zielinski, A. (2010). L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin. Études, Revue de culture contemporaine, 413(12), 631-641.
- Marie Garrau. Vidéo Le care : entre théorie et pratique. https://www.youtube.com/watch?v=FSpGIl5q0O4
- Vidal-Naquet, P., Guichet, F. & Hénaut, L. (2012). Une ethnographie de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie. Rapport de recherche de la MiRe (DREES).
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