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Bien chez soi

Ce que tu fais pour moi, sans moi, tu le fais contre moi !*

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Avoir besoin de l’aide des autres implique-t-il nécessairement de renoncer à sa liberté d’agir et de choix ?

Dans nos sociétés occidentales qui valorisent l’individu en tant qu’être indépendant et autonome, le sentiment de contrôle sur sa vie constitue une dimension clé. Une valeur tellement incorporée à nos psychés individuelles que nous sommes terrifiés à l’idée de ne plus être maître de nos choix du fait d’une maladie neurodégénérative qui arriverait avec l’âge. Et Alzheimer nous fait peur !

Dans l’étude Oui Care (2019) menée auprès de seniors et futurs seniors issus des générations du baby-boom, [1] c’est aussi ce que nous avions observé : les principales craintes associées au vieillissement sont liées au fait de ne plus être en capacité de décider pour soi-même, en pleine conscience de soi. Vieillir oui, mais en conservant sa capacité de jugement pour continuer à se gouverner soi-même jusqu’au bout, ainsi pourrait-on retranscrire le souhait de nombre de nos concitoyens.

Force est, par ailleurs, de constater que le fait d’avoir un contrôle sur sa vie constitue aussi un facteur positif pour la santé et l’autonomie des individus vieillissants. C’est en tout cas ce que montrent plusieurs recherches réalisées auprès de seniors résidant en maison de retraite.

CONSENTEMENT ET LIBRE ARBITRE

Il existe tout un faisceau de résultats mettant en avant combien il est important de respecter le libre-arbitre d’une personne âgée et de considérer son “pouvoir d’agir” au quotidien malgré les pertes éventuelles de ses capacités avec l’âge.

Important à quels niveaux nous direz-vous ? Mais à tous les niveaux ! Sur le plan éthique et déontologique, mais aussi en termes de bien-être et de qualité de vie, comme de préservation des capacités.

Nous l’avons déjà évoqué dans nos publications, faire à la place d’une personne âgée est un type d’aide qui s’avère néfaste à terme pour cette dernière car cela suscite une perte des capacités restantes par manque de sollicitation, et parce que cela induit des sentiments négatifs vis-à-vis de soi-même (baisse de l’estime de soi, ainsi que des sentiments de compétence et de contrôle).

Des recherches menées en institution montrent, par ailleurs, une étroite corrélation entre l’impossibilité de prendre des décisions concernant les aspects de sa vie quotidienne et :

  • l’aggravation de désordres cognitifs,
  • le retrait de la vie sociale (ou désengagement graduel),
  • l’apparition de symptômes dépressifs [2].

A l’inverse, les interventions visant à redonner un sentiment de contrôle et de maîtrise de son environnement s’avéreraient particulièrement bénéfiques pour les résidents âgés [3]. Ainsi, le fait d’encourager les personnes à prendre des décisions (ex. choisir l’horaire de projection d’un film) et des responsabilités (ex. s’occuper d’une plante verte) aurait un impact positif sur leur niveau de vigilance, leur niveau général d’activité et leur sentiment de bien-être [4].

LA POSTURE DU “FAIRE ENSEMBLE” CHEZ O2

Si les français plébiscitent largement leur domicile comme lieu de vie pour leurs vieux jours, c’est aussi parce qu’ils l’associent à un espace de liberté. Chez soi, c’est d’abord le lieu de ses habitudes, où on évolue à sa guise plus à l’abri de la pression normative et du qu’en-dira-t-on. Rester maître en sa demeure, c’est aussi cela vivre chez soi !

Pour autant, même chez soi, on peut se retrouver dépossédé d’une partie, ou de toute sa capacité à choisir. Dès l’instant où quelqu’un intervient dans votre quotidien, il influe inévitablement dessus puisqu’il en fait partie. Le risque est que cette présence soit trop envahissante. Journées rythmées par les allées et venues de professionnels. Nombre de toilettes hebdomadaires fixé par un plan d’aide. Menus élaborés par des experts pour une alimentation adaptée… Dans un tel contexte, il est tout à fait essentiel d’aider la personne à garder un contrôle sur sa vie, en respectant sa liberté de choix et d’action dans la réalisation des activités quotidiennes. C’est tout le sens de la posture du “FAIRE ENSEMBLE” qui est au cœur du service O2. Ne pas faire et décider à la place de la personne, mais l’accompagner et la soutenir dans les actes et les choix du quotidien.

Il y a quelque chose d’extrêmement lié entre le sentiment de contrôle et le sentiment de dignité. Moins une personne âgée se sent inclus dans les processus de décision la concernant, moins elle éprouve un sentiment de dignité [5]. L’image d’elle-même que cela lui renvoie est non seulement négative mais blessante, comme une menace à son ego.

Doit-on accepter de perdre son amour-propre dès lors que l’on a besoin des autres ? Est-ce inexorable de telle sorte que nous devions tous, autant que nous sommes, l’accepter d’ores et déjà pour nos vieux jours ?

Peut-être pas…

RELATION D’AIDE : QUEL REGARD POSONS-NOUS SUR L’AUTRE ?

Derrière cette question essentielle du respect du libre arbitre et du consentement de la personne aidée se pose celle de la posture adoptée par le professionnel à son égard.

Est-ce que j’introduis par mon attitude une relation asymétrique où mon rôle d’aidant me confère de l’ascendant sur cet être devenu fragile ? Ou est-ce que je vais à la rencontre de cet autre au-delà de ses pertes ?

Sans céder au discours utopique de respect absolu des capacités d’autonomie de la personne aidée, n’est-il pas du rôle de tout professionnel de reconnaître, au-delà des contraintes de l’environnement, ce qui relève de l’abus d’autorité et qui donc pourrait être corrigé et aménagé pour favoriser l’expression de la capacité d’agir de la personne ?

Poser un regard neutre, ou en tout cas un regard qui ne parte pas de la pathologie ou du trouble, pour comprendre – au delà des besoins vitaux – les envies, les désirs, ce qui fait sens pour la personne. C’est aussi cela le respect du pouvoir d’agir !

Lorsqu’on s’inscrit dans une relation d’aide, il est important – pour ne pas dire essentiel – de partir de la personne aidée, de son point de vue et de son cadre de référence à elle.

Belle théorie, pourrait-on rétorquer, mais pas toujours réalisable ! Parfois la personne aidée n’est pas ou plus en mesure d’évaluer et de mesurer ce qui est réellement bien pour elle. Dans ce cas-là, il faut bien décider et agir à sa place !

En fait, c’est un questionnement éthique qui est beaucoup plus large que ce cas de figure et qui est au cœur de la relation d’aide et de soin. Un professionnel médical, lui aussi, devra constamment se positionner : “est-ce que j’adresse des recommandations dont je sais qu’elles sont essentielles pour le traitement de mon patient, mais au risque qu’elles ne soient pas suivies par lui parce que non adaptées à sa situation et son mode de vie ?” – ou – “est-ce que j’adapte mes recommandations à la situation de mon patient, quitte à m’écarter du soin idéal et à accepter une zone de risque, mais en m‘assurant un suivi effectif ?”.

Médecin, aide soignant, aide à domicile, chaque professionnel doit se positionner par rapport à cette alternative ! Est-ce à la personne que j’accompagne de s’adapter à mes pratiques ou est-ce à moi d’adapter mes pratiques à elle ?

VERS LA MISE EN PLACE D’UNE COMMUNICATION BIENVEILLANTE ET POSITIVE

“Prendre en charge” une personne âgée, quelle expression dévalorisante… Et parce que les mots font sens, la communication que l’on établit avec la personne aidée est extrêmement importante car elle renvoie à l’autre l’image et la place qu’on lui attribue.

Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce sujet à propos du “langage bébé” [6] adopté par certains personnels soignants ou médico-sociaux à l’égard des personnes âgées. Ce type de communication, qui part généralement d’une bonne intention, celle de faciliter la communication avec la personne aidée, se révèle tout à fait délétère pour cette dernière. C’est néfaste pour elle car cela lui renvoie une image négative d’elle-même, ce qui peut fortement compromettre à terme sa capacité d’autonomisation.

Interagir avec une autre personne est un peu comme une danse à deux où le mouvement de l’un induit celui de l’autre.

  • Adopter un “langage bébé” avec une personne âgée encourage chez elle des comportements de dépendance.
  • Ne rentrer en communication avec une personne âgée que pour répondre à un besoin d’assistance encourage également chez elle des comportements de dépendance puisque seuls ceux-ci sont récompensés par plus d’échanges sociaux. Et c’est bien là que le bât blesse quand on sait que le personnel soignant a tendance à ignorer les comportements autonomes des résidents pour ne remarquer et ne répondre qu’aux gestes nécessitant une assistance. »
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Même chez les sujets dits “déments”, l’adoption d’un langage bébé gênerait la relation, entraînant plus de résistance au soin (pleurer, dire non, saisir un objet, repousser le soignant…) que dans le cas d’une communication normale, plus symétrique, voire dans le cas d’un contact sans échange verbal (silence) [7].

Communiquer avec une personne, c’est poser un regard sur elle. Si les messages et les projections sont négatifs, cela blesse plus que l’acte de soin ne peut soigner. De là à considérer que les capacités relationnelles des soignants sont plus importantes que le niveau de connaissance et les compétences techniques, il n’y a qu’un pas [8].

Cela étant, il faut bien convenir que la communication dans les pratiques de soin et d’aide au quotidien est essentielle. Elle peut tout autant nuire à l’autonomie d’une personne âgée que constituer un vecteur de maintien de ses capacités préservées !!

Cette conscience aiguë de l’importance d’une communication et de pratiques – qui seraient respectueuses de l’individu, de son pouvoir d’agir et du sens qu’il donne aux choses – tout cela est au cœur d’approches alternatives en matière d’accompagnement de personnes atteintes de troubles neurodégénératifs comme la maladie d’Alzheimer. Nous reviendrons très prochainement sur ces approches dites “non médicamenteuses” et leur champ d’action.

 

Lire notre article sur les approches « non médicamenteuses ».

 


*Cette citation serait originellement attribuée à Ghandi ou Mandela à propos de la lutte pour les droits civiques, mais elle recèle une vérité qui parle à tous quelle que soit la problématique.

  1. Oui care (2019). Nouveaux seniors, nouveaux besoins ? Les grands enseignements de l'enquête Oui Care - Stethos Social Lab https://ouicare.com/wp-content/uploads/2021/07/dossier-de-presse_enquete-oui-care_nouveaux-seniors-nouveaux-besoins-1-1.pdf
  2. Kart, Metress & Metress (1988) : in Lagacé, M., Medouar, F., Loock, J. & Davignon, A. (2011). “A mots couverts : le regard des aînés et des soignants sur la communication quotidienne et ses manifestations d’âgisme implicite”. Canadian Journal on Aging / La Revue canadienne du vieillissement, 30(2) : 185-196.
  3. Marchand, M. (2008). “Regards sur la vieillesse”. Le Journal des psychologues, 256(3) : 22-26.
  4. Langer & Rodin (1976) : In Marchand, Op. Cit. ; Rodin & Langer (1977) : In Masse, M. & Meire, P. (2012). “L’âgisme, un concept pertinent pour penser les pratiques de soins aux personnes âgées”. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, 10(3), 333-341.
  5. Blondeaux (2008), Woolhead & al. (2006) : In Lagacé & coll., Op. Cit.
  6. Le langage bébé consiste à user d’une syntaxe peu élaborée (mots simples ou familiers, énoncés plus courts…), en transformant sa voix (parler plus fort ou plus lentement, voix plus aiguë…) et en adoptant des attitudes corporelles stéréotypées (mimiques exagérées, intimité accentuée…). Ce type de langage adopté le plus souvent avec bienveillance repose en fait sur des stéréotypes négatifs de la vieillesse (existence de problèmes auditifs et fonctionnement cognitif détérioré).
  7. Williams & al. (2009) : In Schroyen, S., Adam, S., Jerusalem, G. & Missotten, P. (2015). “Ageism and its clinical impact in oncogeriatry: state of knowledge and therapeutic leads”. Clinical Interventions in Aging, 10 : 117-125.
  8. Bourdonnais & Ducharme (2010) : In Masse, M. & Meire, P., Op. Cit.