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Bouger les lignes

Le rejet du vieux inapte

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La longue histoire des hospices est marquée par une profonde ambivalence entre mettre à l’abri et mettre à l’écart les plus démunis. Parmi ces indésirables que l’on préférait tenir cachés, il y avait les vieillards sans le sous ne bénéficiant pas de l’assistance de la famille. De cette longue histoire est restée cette tendance à poser loin des regards les plus vieux que l’on pourrait dire en bout de course, ceux frappés à ce point par des incapacités qu’ils se trouvent désormais dans l’impossibilité de vivre sans une aide significative et persistante. La différence peut-être avec les siècles passés réside dans le fait que la mise hors de vue concernait avant tout les vieux démunis et isolés, alors qu’aujourd’hui elle frappe indistinctement les vieux dépendants, riches ou pauvres, isolés ou non.
Remarquez, cela pourrait être pire…

Au Ve siècle avant J.-C., Hérodote – qui est considéré comme un des premiers historien – décrivait les mœurs troublantes d’une peuplade du nord du Caucase : « (ils) ne mettent point de terme fixe à la durée de la vie ; mais lorsqu’un homme est cassé de vieillesse, ses parents s’assemblent et l’immolent avec du bétail. Ils en font cuire la chair et s’en régalent. Ce genre de mort passe chez ces peuples pour le plus heureux. Ils ne mangent point celui qui est mort de maladie ; mais ils l’enterrent en le plaignant de n’avoir pas vécu assez longtemps pour être immolé » (Minois, 1987 : 26-27 [1]).

 

Une mise à mort ritualisée des plus vieux

Au cours de l’histoire des hommes, il n’est pas rare que dans les sociétés soumises à une forte tension alimentaire, les vieux devenus dépendants, ou dans l’incapacité de remplir le rôle social dévolu à l’adulte, soient poussés à hâter leur mort. On pensera bien sûr au suicide institutionnel chez les Inuit où les anciens devenus trop faibles pour remplir une fonction au sein du groupe mettaient fin à leur jour ou quittaient le groupe pour “partir seuls sur la glace” de manière à ne pas être un poids pour la famille.
De telles pratiques visant à hâter la mort des plus vieux ont ainsi été rapportées par des ethnologues. Devenus inutiles, ces vieux constituaient dès lors une charge trop importante pour le groupe. Ils pouvaient être abandonnés sur place, notamment chez les peuples nomades, ou tués, poignardés en plein cœur, ou encore s’exclure eux-mêmes comme dans les peuplades du Grand Nord sibérien, s’assurant ainsi une mort certaine dans un environnement particulièrement hostile [2].

Vu de loin, cela peut choquer : hâter la mort des vieux devenus inaptes afin de réguler la population et ainsi assurer un niveau de ressources suffisant pour la survie du groupe. Pourtant, vu de près, ce n’est pas très éloigné de certaines thèses développées en Occident pour faire face à la limite des ressources alimentaires disponibles. A défaut d’un contrôle des naissances, les guerres et les épidémies apparaissent pour Malthus comme un mal nécessaire de régulation démographique permettant de pallier aux limites des ressources alimentaires [3].

Ainsi, dans certaines sociétés traditionnelles, l’élimination physique des anciens devenus une charge pour le groupe pouvait relever d’une forme de convention sur laquelle reposait l’équilibre démographique. Mais au-delà de ces pratiques sociales, il arrive aussi – plus proche de nous cette fois – lorsque la nourriture vient à manquer en période de famine notamment, que le groupe priorise les membres qui ont le plus de chance de survivre, et cela au détriment des plus âgés. De tels faits ont, par exemple, été rapportés par l’éthologue Anne-Marie Peatrik concernant la société Meru au Kenya, alors même qu’en temps normal il aurait été impensable pour le groupe de ne pas nourrir ses vieillards dépendants [4]. Et puis, qu’on se le dise, c’est un peu ce qui s’est passé durant la crise de la Covid-19 : en contexte de tension hospitalière, quand il n’y a pas le choix, il y a un tri des patients qui est opéré et notamment en fonction de l’âge. Sauf que – nuance – l’âge ne définit pas en soi un état de vulnérabilité. Dans l’exemple rapporté par Anne-Marie Peatrick, les moins viables sont autant les enfants chétifs que les grands vieillards.

Fait-on mieux en France en 2022 ?

Rien de tout cela chez nous. Bien au contraire, on ne cherche pas à hâter la mort des vieux devenus dépendants. Non, on les “prend en charge” dans le cadre des “actes essentiels de la vie quotidienne” [5]. Autrement dit, on leur apporte une assistance pour les aider à se maintenir en vie, mais finalement sans autre alternative que d’être des objets de soin, loin, bien loin du reste du collectif.

Ainsi, si l’on subvient aux besoins vitaux des individus âgés et dépendants, on ne les intègre pas pour autant dans le liant de la société. Certes, il ne s’agit pas d’une élimination physique directe des vieux déficients comme cela peut ou a pu se pratiquer dans certains groupes sociaux, mais il s’agit d’une autre forme de mort, sociale cette fois.

Mais alors qu’est-ce qu’on fait de nos vieux dépendants ?

Déjà, il est notable que l’on s’inclut rarement quand on pose ce genre de question. Nous la posons pour les autres, comme si cela ne nous concernait pas aussi directement. En réalité, nous devrions la poser en pensant d’abord à nos vieux jours et aux vieux jours de ceux qui nous sont chers. Mais la vieillesse étant psychologiquement tenue à distance, nous avons beaucoup de mal individuellement à nous poser cette question pour nous-mêmes.

Cela étant, la question est loin d’être insensée ou illégitime. En un sens, il est même plus sain de s’interroger si l’on veut définir un projet de société incluant la vie dans le grand âge. La situation démographique étant tout à fait inédite dans l’histoire de l’humanité – imaginez un peu que l’on estime à +1186% le taux de croissance du nombre de centenaires d’ici 2070 [6] – il est donc normal que l’on se pose la question des ressources allouées collectivement pour le soutien aux plus âgés [7]. Comment dégager les finances nécessaires pour offrir des conditions de vie humainement acceptables ? Et surtout, est-on prêt à le faire et quels pourraient être les bloquants sur le plan matériel et culturel ?

La question de la répartition des ressources est un premier point d’arbitrage important pour définir une politique vieillesse adaptée aux changements sociaux, mais elle est fortement corrélée à la sphère des représentations sociales autour de ce temps de la vie. En effet, ces arbitrages financiers sont aussi fonction des normes, des valeurs et des représentations dominantes. Le regard que nous portons sur les plus vieux et le vieillissement détermine aussi les projets que l’on peut concevoir et les moyens alloués pour les porter. En teinte de fond se pose aussi, plus globalement, la question de la place de la fragilité et de la vulnérabilité dans nos existences où on a tendance à les considérer comme de l’anormalité – des bugs dans le système – là où la norme est de performer et d’agir avec indépendance et autonomie.

Quel sens voulons-nous donner à cette “vie en plus”, et potentiellement, à “cette vie en plus” avec des altérations importantes de ses capacités ? Que voulons-nous d’abord pour nous-mêmes qui puissent s’incarner, ensuite, dans un projet sociétal ?
Encore une fois, il est important de ne pas fuir ces questions. Même dans la culture Meru qui valorise pourtant beaucoup plus le vieillissement que la nôtre, le très grand-âge pose malgré tout question. Autant les plus de 65 ans occupent une place centrale, autant on ne sait pas trop que faire des “grands vieillards” qui n’ont plus la force de subvenir à leurs besoins ou de se déplacer, ni même les dents pour s’alimenter. Ils n’occupent plus de fonctions dans le groupe, on les appelle d’ailleurs “ceux qui attendent à ne rien faire”. Ils ne sont pas pour autant abandonnés pour par le groupe qui s’en occupe, les nourrit etc. mais disons qu’ils ne bénéficient pas du même respect. Atteindre cette catégorie d’âge n’est pas un honneur. Leur mort trop tardive ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune célébration par le groupe. Ces grands vieillards posent question parce qu’ils n’ont pas de rôles sociaux dédiés dans cette organisation sociale pourtant très structurée.

Autant le vieillissement est un processus naturel, biologique, autant la manière de penser l’avancée en âge et de considérer les plus âgés et les plus vulnérables relèvent, quant à elle, d’une élaboration culturelle qui porte donc en elle un potentiel de transformation et de changement.

  1. Minois, G. (1987), Histoire de la vieillesse. De l’Antiquité à la Renaissance. Fayard.
  2. Voir à ce propos les travaux de Thomas (1998) et Glascock (2009) cités par Frédéric Balard (2013, « Bien vieillir et faire bonne vieillesse. Perspective anthropologique et paroles de centenaires », Recherches sociologiques et anthropologiques, 44-1). Georges Minois relate également plusieurs exemples de sociétés primitives ayant recours à ce type de pratique : les Indiens Ojibwa du lac Winnipeg, les Siriono de la forêt bolivienne, les peuplades du Grand Nord sibérien, etc. [1]
  3. Cf. cette célèbre phrase : “la population augmente de manière géométrique, alors que les ressources n’augmentent que de façon arithmétique”.
  4. Peatrik, A.-M. (2001). « Vieillir ailleurs et ici : l’exemple des Meru du Kenya”. Retraite et société, 34(3) : 151-165. https://www.cairn.info/revue-retraite-et-societe1-2001-3-page-151.htm
  5. Les actes essentiels de la vie quotidienne recouvrent les activités de base en lien avec l’alimentation, l’élimination, les déplacements etc. Ce sont ces actes qui sont pris en référentiel dans la grille AGGIR pour mesurer le niveau de perte d’autonomie des personnes âgées, et déterminer ce faisant le plan d’aide alloué aux personnes. Pour en savoir plus sur la grille AGGIR. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1229
  6. Selon les estimations de l’Insee, le nombre de centenaires pourrait passer de 21 000 personnes en 2016 à 270 000 individus en 2070. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2496218#:~:text=21%20000%20centenaires%20en%202016%20en%20Franc
  7. Entre parenthèses, ce changement démographique n’a rien d’un scoop et pourtant nous n'avons rien fait pour nous y préparer.