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Bien chez soi

Le vieillissement aura-t-il la peau de votre libido ?

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75% des personnes âgées de “70 ans et plus” accordent une place importante à la sexualité dans les plaisirs de la vie, soit ni plus ni moins que pour l’ensemble de la population des “18 ans et plus”.

Et si en matière de sexualité, les différences d’âge et notamment le vieil âge n’étaient pas un facteur différenciant déterminant ? C’est vers cette analyse, en tout cas, que s’oriente l’étude Oui Care sur la sexualité des seniors [1]. Certes, il y a des différences qui se dégagent, et nous aurons l’occasion de les développer dans un article à venir, mais elles restent périphériques.

Mais pourquoi parler de la sexualité des personnes âgées ? Après tout, c’est un sujet qui ne concerne que les intéressés eux-mêmes. Comme tout un chacun finalement. C’est vrai et, en même temps, c’est justement parce qu’ils sont “comme tout un chacun” que cela vaut le coup d’en parler.
Il y a quelque chose de tabou dans l’évocation de la sexualité des vieux. Mais plus encore, cela soulève du dégoût, voire de l’écœurement ! Comme si l’amour à partir d’un certain âge était sale, mais en quoi et pour qui ?

POURQUOI LA SEXUALITÉ SERAIT-ELLE INAPPROPRIÉE LORSQU’ON EST VIEUX ?

Plusieurs explications sont généralement avancées. La première est l’empreinte judéo-chrétienne selon laquelle la sexualité n’a de sens que dans le cadre de la procréation. Si on fait le parallèle avec le principe de sélection naturelle – la sexualité des vieux échappant tout autant au but de procréation qu’à celui de perpétuation de l’espèce – on est en droit de se demander pourquoi cela existe encore (car oui cela existe !) ? Pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas réglé son compte à cette propension qui finalement ne sert à rien (du moins du point de vue de l’espèce humaine) ? A ce premier niveau d’explication s’ajoutent d’autres hypothèses, comme celle de la vision idéalisée du vieux sage qui serait incompatible avec une vie pulsionnelle tant la sagesse est associée à l’idée de renoncement aux plaisirs, ou encore celle de la difficulté à se représenter la sexualité de ses propres parents en lien avec le tabou de l’inceste.

Si le dégoût est à ce point élevé, c’est qu’il existe une conjonction de facteurs, ceux déjà évoqués, mais également deux autres explications me paraissent particulièrement importantes.

Le jeunisme et la sublimation du corps jeune participent grandement du dégoût que génère l’évocation de la sexualité des plus âgés. Comment un “corps vieux” pourrait-il décemment susciter le désir ?? “Un corps usé, ridé, défraîchi, flétri, plissé, fané, fripé, avachi ? Un corps desséché, ravagé, dégradé, raviné, décati, décrépi… ? Un corps fatigué, déficitaire, souffrant… ? Un corps asexué ?” [2] Ce corps convoité par la mort, vidé de sa substance vitale, pulsionnelle, ne peut être désirable. Ni même, ne peut être traversé de désirs. Comme l’antichambre de la mort, le corps vieux est vu comme incapable de produire de l’énergie et donc de l’énergie libidinale. Cela peut être le cas en effet du “corps instrumental” caractérisé par “sa force de travail, sa productivité et ses performances” qui est plus directement affecté par le vieillissement [2]. Mais cela est moins vrai du “corps expressif”, celui des émotions, des sensations et des capacités de communication. Cette croyance selon laquelle l’énergie vitale diminue avec le temps, jusqu’à aboutir à la mort, fait donc abstraction des capacités expressives du corps vieillissant. Certes celles-ci peuvent s’atrophier mais comme à tout âge de la vie par manque de stimulation ou pour échapper à une réalité traumatique. Mais elles ne meurent pas du vieillissement et peuvent donc lui survivre.

La seconde interprétation consiste à dire si nous avons du mal collectivement au sein de la population des “pas encore vieux ou trop vieux” à reconnaître que cela peut se faire et se faire bien, même passé un certain âge, même dans le grand âge, c’est parce que cela reviendrait à considérer les plus vieux comme des “nous”. Or, il est plutôt de bon ton de se démarquer d’eux et de l’image de la vieillesse. La société, globalement, a plutôt tendance à faire des plus âgés une catégorie sociale à part, différente du reste de la population et qui mérite un traitement spécifique. Cette mise à distance, qui relève d’un mécanisme de défense en lien avec nos représentations très dégradées de la vieillesse, rend difficile l’acceptation d’un partage de sensations, surtout de celles qui sont censées nous éloigner de la vieillesse.

POUR AUTANT, EXISTE-T-IL UN “NOUS” EN MATIÈRE DE SEXUALITÉ ?

Car il s’agit bien là d’une expérience intime par excellence. Ce seraient plutôt les différences qui caractérisent la sexualité, des différences inter-individuelles, c’est-à-dire entre les individus d’une même tranche d’âges, mais également des différences intra-individuelles dans le sens où cela varie aussi dans le temps pour une même personne. Cela varie dans l’intensité des pratiques, dans la manière de les vivre, plus ou moins affirmée ou inhibée, plus ou moins réprimée ou libérée. Mais cela varie aussi dans la forme et le type de pratique. Comme l’explique la psychanalyste Catherine Bergeret-Amselek, “la sexualité peut s’exprimer sur plusieurs registres au cours de la vie, selon les circonstances et les étapes en cours. Quelquefois il s’agit simplement d’une demande de caresses, d’une sexualité orale, d’autre fois d’une sexualité plus génitale” [3].

À chaque entrée dans un nouvel âge de la vie s’effectue un remaniement identitaire et donc un remaniement libidinal qui va mettre en péril la liaison pulsion de vie-pulsion de mort. À cette occasion le désir et la libido vont être bouleversés (C. Bergeret-Amselek [3])

On change inexorablement au cours de la vie. Notre identité personnelle, comme notre identité pour autrui se transforme au gré des identifications, des rôles, des statuts que l’on occupe, des rencontres… Il en va de même de notre sexualité et de notre libido. Elles évoluent et se transforment dans la vieillesse, plus ou moins selon les individus. Cela étant, puisqu’il n’existe pas une sexualité, mais que celle-ci est plurielle et évolutive, parler de sexualité des personnes âgées, c’est parler de toutes les expressions et les manifestations de l’énergie libidinale, bien loin parfois de la norme masculine de “pénétration/performance” portée à outrance par la pornographie de masse.

Parler de la sexualité des plus âgés n’a d’autres sens que de lutter contre la tendance à la déshumanisation des vieilles personnes.

Il ne s’agit donc pas d’introduire une nouvelle ingérence dans les modes de vieillir idéals, une injonction de plus. L’intérêt du sujet est dans le fait de pouvoir bousculer les idées reçues pour changer le regard sur la vieillesse et défendre aussi le droit de jouir de son “corps vieux”, ce corps qui sait toujours avoir et donner désir et plaisir, si tant est (tenté ?) qu’il en ait envie.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Ainsi, pourrait-on dire aussi de nos pulsions et de nos désirs. Car si vieillir, c'est changer continuellement, il en va de même des plaisirs de la vie, y compris en matière de sexualité. Questionner la sexualité de tous, des plus âgés comme des plus jeunes, c'est aussi vouloir tordre le cou à cette croyance profondément enracinée qui fait des vieux des êtres à part, des autres devenus à ce point dissemblables que seuls subsistent en eux les besoins physiologiques de base.

Véronique Cayado Docteure en Psychologie, Membre de la Société Française de Gériatrie et Gérontologie (SFGG), Chargée de recherche et développement, Institut Oui Care.