EN

Bien chez soi

Vers une société de la longévité sexuelle

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Et si le maintien d’une sexualité dans le vieil âge dépendait de la possibilité et de la capacité à élaborer de nouvelles façons de se faire plaisir ? Enquête exclusive…

La sexualité et les sentiments amoureux chez les vieilles personnes ont souvent été décriés par la morale : une “difformité de la nature” pour La Bruyère au XVIIème siècle – une pratique dangereuse pour la santé d’après certains traités médicaux au XIXème siècle [1]. Malgré la gêne ou le dégoût que ce sujet peut encore susciter, les mentalités ont malgré tout bien évolué. Les travaux scientifiques eux-mêmes mettent en évidence les bénéfices d’une activité sexuelle régulière sur le bien-être et la santé des individus vieillissants (impacts sur le risque cardio-vasculaire, sur la mortalité, etc.) [2, 3, 4, 5]. Elle serait, par ailleurs, un des meilleurs reconstituants du sentiment d’exister [5].

Rien ne devrait donc nous amener à nous en passer si ce n’est les capacités physiques et l’énergie qui s’amenuisent avec l’âge, conduisant irrémédiablement à l’arrêt de la sexualité. C’est en tout cas une idée qui semble communément admise. Selon une étude internationale, 70% des hommes et 64% des femmes âgés de 40 à 80 ans pensent que la capacité à avoir des relations sexuelles diminue avec l’âge [6]. Néanmoins, un autre résultat semble nuancer cette perception ; un résultat qui prête même à sourire puisque ces mêmes individus tendent à situer l’âge limite de la sexualité dans la décennie qui suit leur âge. Un âge limite qui ne concerne donc pas encore les protagonistes de l’étude, et ce, quel que soit leur âge ! On ne sait réellement comment interpréter ce résultat qui pourrait tout autant s’expliquer par l’existence d’un décalage entre les croyances et les pratiques, ou par une difficulté à accepter et à énoncer la fin d’une sexualité.

Cela étant, nous avons aussi mené l’enquête au sein du groupe Oui Care auprès d’un échantillon de 1000 individus représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus [7].

Effet cocorico (ou non), pour 71% des personnes interrogées, il n’existe pas d’âge limite à la sexualité, et ce quel que soit l’âge des répondants. Cela n’est, par ailleurs, pas le seul point d’accord attestant un rapport plutôt positif et décomplexé à la sexualité :

75% estiment que celle-ci occupe une place importante dans les plaisirs de la vie
72% se disent satisfaits de leur vie sexuelle
88% ne le vivent pas comme un sujet tabou

Mais que se cache-t-il derrière ces généralités ? Femmes/hommes ou jeunes/vieux : sommes-nous semblables dans notre approche de la sexualité ?

A priori, les corps n’étant pas les mêmes, il est fort à parier que les pratiques et les perceptions varient elles-aussi selon le sexe ou l’âge des répondants. Néanmoins sur le facteur de l’âge, les résultats de notre étude ne montrent pas de différences si marquées que cela, contrairement au sexe où on observe de nombreux points de divergence significative entre les hommes et les femmes. L’âge n’est donc pas ce qui nous distingue le plus en matière de sexualité. Mais on observe des tendances qui se dégagent, à commencer par la fréquence des rapports sexuels.

FRÉQUENCE DES RAPPORTS SEXUELS ET AVANCÉE EN ÂGE

Autant l’âge ne semble pas avoir de prise sur la place accordée à la sexualité dans les plaisirs de la vie ; autant il semble jouer un rôle au niveau de la fréquence des relations sexuelles.

Mais tout d’abord la bonne nouvelle : 75% des “65 ans et plus” déclarent avoir des rapports sexuels (versus 81% en moyenne) dont 56% au moins 2 fois par mois (versus 66% en moyenne).

Les plus âgés expriment donc une vie sexuelle [8], mais son intensité en termes de fréquence est plus faible comparée aux autres classes d’âge. La proportion de personnes ayant des rapports “au moins une fois par semaine” est significativement plus réduite chez les plus âgés (36% chez les “65 ans et plus” – versus 50% en moyenne dans la population d’étude).

Si ces résultats vont plutôt dans le sens de l’attendu, il est une comparaison des plus surprenantes, ou tout du moins qui relativise la présomption d’association que l’on peut faire entre vieillesse et absence de rapport sexuel.

La comparaison entre les tranches d’âges les plus éloignées de notre échantillon a ainsi permis de constater que l’absence de vie sexuelle n’est pas plus représentée chez les plus âgés que chez les plus jeunes ! 36% des “18-24 ans” déclarent ne pas avoir de rapports sexuels, contre 31% des “70 ans et plus”. Finalement, la proportion de “non pratiquants” est équivalente aux deux extrémités de la vie d’adulte. Ce qui change en revanche, c’est la fréquence des rapports pour ceux qui déclarent une vie sexuelle.

La part des individus déclarant ne pas avoir de rapports sexuels est quasiment la même aux deux extrémités de la vie d’adulte. Néanmoins, chez ceux déclarant avoir des rapports sexuels, on observe une sexualité plus active chez les plus jeunes.

Les raisons sous-jacentes à l’absence de rapports sexuels sont également différentes selon que l’on ait 20 ou 70 ans. En soi, cela n’a rien d’une révélation étant donné que les contextes de vie sont bien différents entre ces âges. Notre étude révèle d’ailleurs que les raisons avancées pour expliquer l’arrêt ou absence de sexualité sont très liées aux évènements de vie qui caractérisent chaque tranche d’âge, avec toutefois un facteur commun pour tous qui est celui de l’absence de désir et de libido (61% d’accord en moyenne). C’est un facteur jugé central pour tous, mais moins pour les plus âgés qui le mettent au même niveau que la maladie ou un mauvais état de santé.

SATISFACTION VIS-À-VIS DE SA SEXUALITÉ

Outre la fréquence des rapports, notre étude relève une autre tendance liée à l’avancée en âge. Globalement, nous avons observé un taux de satisfaction important dans l’ensemble de la population. Ainsi, 72% des personnes interrogées se déclarent satisfaites de leur vie sexuelle.

Néanmoins, quand on regarde la part des “très satisfaits”, on remarque qu’elle tend à diminuer chez les plus âgés. Moins d’1 individu sur 6 se dit “très satisfait” de sa vie sexuelle après 55 ans, contre 1 sur 4 avant 35 ans. Aussi, on peut donc dire que même si la place de la sexualité parmi les plaisirs de la vie ne change pas avec le temps, il en va autrement de l’intensité de son expression [9].

UNE SEXUALITÉ QUI S’AFFRANCHIT EN VIEILLISSANT

L’étude a aussi révélé que la sexualité se vivait plus librement avec l’âge, du moins plus dégagée de la pression normative.

Premier résultat : on observe que la sexualité est encore moins perçue comme un sujet tabou en vieillissant (c’est le cas de 94% des “plus de 70 ans” versus 77% des “18-24 ans”).

Second résultat plus éclairant encore : les plus jeunes expriment davantage de complexes physiques venant gêner leur vie sexuelle (40% des 18-24 ans, 42% des 25-34 ans, 46% des 35-44 ans – versus – 26% des 60-70 ans et 15% des “70 ans et plus”). L’existence de tels complexes expliquent même à leurs yeux l’absence de sexualité (43% des 18-24 ans, 41% des 25-34 ans – versus – 18% des 60-70 ans et 8% des “70 ans et plus”). Quelle ironie ! Alors que les modèles esthétiques dominants valorisent les corps jeunes, ils les obligent également à une comparaison incessante et particulièrement délétère.

C’est étrange, mais finalement le fait que la société place davantage dans ses marges ses membres les plus vieux, cela émancipe également ces derniers de certaines contraintes sociales. Ce n’est pas pour autant que l’on ne souffre pas de comparaison dans le vieil âge, et encore moins des représentations et stéréotypes négatifs de la vieillesse. Mais ces comparaisons se jouent peut-être plus au niveau “intra-individuel” que “inter-individuel”. Ce serait d’ailleurs une des contradictions de la vie. Alors qu’en vieillissant, on s’émancipe davantage de certaines pressions normatives et morales, c’est dans la comparaison à ce que l’on a été – et donc à ce que l’on a perdu – que l’on se retrouve cette fois sans cesse renvoyé. Comme si on se dégageait de modèles culturels oppressants pour s’enfermer à nouveau dans une autre comparaison idéale que l’on ne pourra jamais atteindre, son “moi passé”. C’est cette comparaison incessante qui fait dire à Claude Lévi-Strauss dans une interview publiée dans le journal Le Monde en 1999 : “Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre, et qui constitue une des plus curieuses surprises de mon existence, j’ai le sentiment d’être comme un hologramme brisé” [10]. Des morceaux d’un tout qui se voient encore sous leur entièreté alors que celle-ci n’est plus et n’existe que comme une abstraction.

Il semblerait, par ailleurs, que la capacité en vieillissant à se détacher de ses repères habituels, même ceux qui soutenaient jusque-là une image positive de soi, pour en élaborer de nouveaux, représente une posture efficace car cela permet de conserver une bonne estime de soi. Se libérer de ce que l’on a été pour jouir pleinement de ce qui nous reste à vivre” [11] telle serait ainsi une des clés pour vieillir bien ! Par ce “travail du vieillir”, on mesure combien le vieillissement constitue aussi un travail de resignification de son rapport au monde.

SEXUALITÉ ET TRÈS GRAND ÂGE : NE CÉDONS PAS AU DÉNI !

A ceux qui pensent qu’on est en train de se voiler la face, qu’au bout du bout ce sont les pertes qui l’emportent et qu’elles emportent avec elles toute réserve libidinale et toute forme de sexualité : vous n’avez pas tort ! Mais encore faudrait-il le demander aux intéressés eux-mêmes, et les études sur le très grand âge ne sont pas si nombreuses. Notre étude elle-même ne comportait que très peu de sujets de “80 ans et plus” et, qui plus est, des individus plutôt autonomes au regard de la technique de recueil des données utilisée.

Des études anglo-saxonnes montrent effectivement que la part des individus actifs sexuellement diminue fortement avec l’avancée dans le très grand âge, en lien notamment avec l’état de santé [3,4]. En revanche, la part des individus les plus actifs sexuellement (≥ 2-3 rapports sexuels par mois) reste plutôt stable. Même si cela est minoritaire, on peut donc avoir une activité sexuelle régulière passé 80 ans, voire même cela entretiendrait nos capacités sexuelles.

Ces constats de raréfaction de la sexualité chez les très vieilles personnes interrogent néanmoins. En effet, de quelle sexualité parle-t-on ? De la sexualité génitale ? De caresses masturbatoires ? D’érotisme au sens plus large ?

Il est évident qu’après 80 ans les voyants sont plutôt au rouge sur certains aspects : troubles de l’érection dans plus de 8 cas sur 10 [12] et certains spécialistes évoquent même le fait qu’il n’y a plus forcément la possibilité de pénétration passé 80-90 ans [13]. Sans compter le contexte psycho-social d’isolement et de dépression qui touche tout particulièrement les plus âgés.

Pour autant, il est également possible que la sexualité évolue vers d’autres formes d’expression de la libido. Colson [14] aborde cette évolution de la sexualité qui passe par l’adaptation, l’acceptation du lâcher prise pour découvrir de nouveaux espaces érotiques. Cette “intimité préservée” qu’elle décrit semble s’écarter du modèle de puissance et de virilité pour se diriger plutôt vers un partage d’expérience émotionnelle, dans une espèce de symétrie des rôles. Non seulement les pratiques évoluent, mais elles se diversifieraient aussi, toujours selon Colson. La psychanalyste Bergeret-Amselek évoque également ce changement dans le très grand âge où “plus que jamais la sexualité fait appel à l’érogénéité du corps tout entier, au-delà de la sexualité génitale” [13].

Notes

  1. Quentin, B. (2012). Grand âge et sexualité : d’une modernité à l’autre ou démocratisme contre société des images. Gérontologie et société, 35(140) : 63-77.
  2. Smith, L. & coll. (2019). Sexual activity is associated with greater enjoyment of life in older adults. Sexual Medicine, 7(1) : 11–18.
  3. Lindau & al, (2007). A Study of Sexuality and Health among Older Adults in the United State. N Engl J Med, 357 : 762-774.
  4. Lee, D.M., Nazroo, J., O’Connor, D.B., Blake, M., Pendleton, N. (2016). Sexual Health and Well-being Among Older Men and Women in England: Findings from the English Longitudinal Study of Ageing. Arch Sex Behav, 45(1) : 133-44.
  5. Colson, M.H. Que devient la sexualité avec l’âge ? http://aius-sexogyn.fr/files/67/COLSON.pdf
  6. Laumann, E.O. & al. (2004). Sexual problems among women and men aged 40-80 y : prevalence and correlates identified in the Global Study of Sexual Attitudes and Behaviors. Int J Imp Res, 1-19 : in Colson, M.H. (2007) [14]
  7. Oui Care (2020). La sexualité des seniors.
  8. Il n’existe pas beaucoup de recherches sur le sujet de la sexualité des personnes âgées, notamment en France (sondage place-des-seniors.fr de 2015). Néanmoins, les données existantes confirment le maintien d’une sexualité avec l’âge dans des proportions variables selon les études [3, 4, 5].
  9. Il aurait été intéressant de mettre ce résultat en parallèle avec le niveau de satisfaction dans la vie en général afin de voir si, à un niveau plus global, on observe aussi un degré de satisfaction moins intense avec l’âge. C’est une piste de réflexion que nous nous réservons pour la suite de nos travaux, avec toujours en ligne de mire la question du poids du regard social sur le vécu de la vieillesse. Car à n’en pas douter, il est toujours plus facile de s’épanouir quand on ne se compare pas aux autres, et plus encore à ce que l’on a été (ou plutôt devrait-on dire à ce “moi idéalisé” que l’on croit avoir été et que les affres du vieillissement nous poussent souvent à regarder sous un jour plus clément).
  10. https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2009/11/04/1999-comme-un-hologramme-brise_1262645_3382.html
  11. Cette formule est tirée d’une présentation de Marie-Hélène Colson [5] en référence aux travaux de Le Gouès (2000) qui distingue plusieurs modes de vieillir et notamment celui du “vieillissement compensé” qui se caractérise par les “capacités du sujet à relancer les sublimations et la créativité” (voir les notes de lecture de Jean-Paul Matot, Cahiers de psychologie clinique, 2002, n°19) https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2002-2-page-181.htm
  12. Pinnock, C.B. (1999) : cité par Colson, M.H. (2007) [14]
  13. Imbert, G. (2012). Évolutions de la sexualité, des désirs et avancée en âge : des regards psychanalytique, médical et sexologique. Entretien avec Catherine Bergeret-Amselek, Marie-Laure Alby & Sheila Warembourg. Gérontologie et Société, 35(140), 193-203.
  14. Colson, M.H. (2007). Âge et intimité sexuelle. Gérontologie et société, 30(122), 63-83.