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Vieux et accomplis, l'exemple de la société Meru au Kenya

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Vieillir ailleurs…

Chez les Meru Tigania-Igembe du mont Kenya, la conception du vieillir et de l’avancée en âge repose sur une organisation sociale bien spécifique.

Anne-Marie Peatrik est une ethnologue qui s’est intéressée à une société traditionnelle africaine, les Meru au Kenya [1]. L’organisation de cette société est (était) assez inédite. Elle est basée sur l’existence de « classes générationnelles » [2] qui évoluent de manière synchronisée entre elles de manière à permettre la transmission des rôles entre les individus de générations différentes. Ainsi, un enfant devenu adulte n’occupera jamais le même rôle que son ascendant. Il faudra attendre que son parent atteigne un échelon générationnel supérieur pour que lui-même puisse évoluer socialement. Cette structuration par classes générationnelles génère, et repose tout à la fois, sur des représentations de l’avancée en âge et de la vieillesse fort différentes de chez nous.

DES PARCOURS DE VIE AVEC DES ÉCHELONS FRANCHIS COLLECTIVEMENT

Les itinéraires de vie restent extrêmement codifiés par ce système de classes générationnelles avec des rites d’initiation qui se produisent à des étapes plus ou moins similaires entre les hommes et les femmes. Voici en synthèse, les différentes classes que devra accomplir un homme au cours de sa vie :

  • La première étape de la vie est semblable pour les deux sexes. On est d’abord considéré comme un enfant jusqu’à un sevrage tardif entre 5 et 7 ans [3]. S’ensuit une période d’adolescence prolongée, avec les étapes de « petit garçon/petite fille non-initié(e) » et de « grand garçon/grande fille non initié(e) », qui va bien au-delà de la puberté jusqu’à 22-25 ans.
  • La fin de cette période est marquée par un grand rituel, une initiation qui passe notamment par l’excision pour les femmes et la circoncision pour les hommes. Cette initiation permet aux hommes d’accéder à la classe des guerriers en charge de la défense du territoire et dans laquelle ils resteront une 10ène d’années.
  • Vers 35 ans environ, la classe des guerriers est ensuite autorisée par les plus anciens à atteindre l’échelon d’homme et de père de famille dont les fonctions sont tournées vers la vie de famille, l’accroissement du troupeau et les travaux de jardinage.
  • Vers 50-55 ans se produit un nouveau changement de condition d’âge que le couple parental est censé vivre en même temps. Le père de famille accède à la classe de « Père du pays » où il devient responsable des affaires publiques [4].
  • Vers 65 ans, après avoir initié tous ses enfants et commencé à avoir des petits-enfants, l’individu accède à l’échelon ultime de la vie en devenant un Accompli.

LA CLASSE GÉNÉRATIONNELLE DES « ACCOMPLIS » VERS 65 ANS

Celui qui devient Accompli, généralement vers 65 ans, transmet son pouvoir politique à la classe suivante, mais n’en perd pas pour autant sa position sociale. En effet, celui-ci accède à la responsabilité des affaires religieuses et des rites de passage avec un rôle d’initiateur. L’accès à cet échelon de la vie constitue donc une sorte de promotion et est marqué par un grand rituel.

Ce qui, chez nous, est interprété en termes d’usure – ne dit-on pas d’un individu qu’il est usé par l’existence – est là-bas interprété en termes de réussite dans la carrière de l’individu.

Les Accomplis constituent une classe sociale valorisée à plusieurs titres.

  • Tout d’abord, ils sont parvenus à cette période avancée de la vie. En cela, « ces individus témoignent de leur capacité à parcourir les étapes de la vie, à surmonter les difficultés inhérentes à l’existence, à n’avoir succombé à aucune maladie, à aucune malédiction. Ce qui, chez nous, est interprété en termes d’usure – ne dit-on pas d’un individu qu’il est usé par l’existence –, est là-bas interprété en termes de réussite dans la carrière de l’individu » (p.160).
  • Ensuite, ils possèdent l’ultime maturation du développement humain, qui vient après celle de la fécondité, à savoir la parole et le verbe qui sont d’autant plus importants que les Accomplis, en parvenant au terme de leur parcours de vie, sont plus proches du Ngaï ou Murungu une sorte d’entité créatrice.

L’affranchi jouit de plus de libertés que les autres individus du groupe.

L’Accompli jouit, par ailleurs, d’un privilège notoire, celui de pouvoir s’affranchir du poids des normes sociales. Il est émancipé, c’est-à-dire que son statut l’autorise a davantage de libertés que les autres individus.

L’idée d’émancipation et de liberté, chez nous associée à la jeunesse, est ici l’attribut de la vieillesse ; à ce titre revient aux vieux le privilège de consommer de la mirra (Catha edulis), arbuste dont l’écorce des jeunes rameaux, particulièrement riche en amphétamines, donne du tonus et de l’esprit à ces corps mûris et à ces têtes désormais faites. (p.160).

DANS LA SOCIÉTÉ MERU, L’AVANCÉE EN ÂGE EST CONSIDÉRÉE DE MANIÈRE BEAUCOUP PLUS POSITIVE QUE CHEZ NOUS – À CONDITION TOUTEFOIS DE MOURIR DANS LES TEMPS IMPARTIS

L’âge biologique, versus la classe générationnelle

En Occident, le vieillissement est appréhendé via le critère de l’âge biologique, soit une donnée quantitative supposée « objective » que l’on va pouvoir traiter de manière arithmétique en établissant des moyennes, des groupes d’âges etc. L’âge permet ainsi de ranger et de classer les individus les uns par rapport aux autres.

Chez les Meru, l’âge n’est pas perçu comme une accumulation d’années qui se ferait malgré nous, de manière indépendante de nos actions. L’âge est un échelon de la vie que l’on atteint parce que l’on a surmonté et réussi le parcours de vie précédent.

De plus, alors que l’âge biologique est une donnée individuelle dans nos sociétés, il se vit en groupe chez les Meru. Le passage d’une classe générationnelle à une autre se vit collectivement et en harmonie avec les autres classes de génération.

L’image d’une courbe – versus une vision développementale

En occident, l’avancée en âge suit la forme d’une courbe avec une trajectoire ascendante jusqu’au mitan de la vie où l’individu est à l’apogée de ses capacités, suivie d’une trajectoire descendante qui fait de la vieillesse une phase de déclin et de perte.

Cette représentation majeure dans notre société ne correspond pas du tout à la conception que se font les Meru de l’avancée en âge et de la vieillesse.

Dans la société Meru, la trajectoire humaine est perçue comme un processus de maturation et de bonification continue et graduée.

à la naissance, l’individu est une ébauche d’être destiné à grandir tout au long de sa vie et qui n’est accompli qu’à la dernière étape (p.156)

Le vieux est donc l’être accompli et achevé par excellence, celui qui a atteint l’apogée du développement humain, au plus près de l’entité créatrice.

Le vieillissement physique n’est pas pour autant nié. Néanmoins, il n’est pas associé comme chez nous à l’idée de décrépitude car il est compensé par une valeur extrêmement positive de maturation psychique et sociale.

Dotés des plus hautes capacités, celles du verbe et de l’esprit, les plus âgés continuent à jouer un rôle extrêmement important dans la société, notamment dans l’initiation des plus jeunes.

Mourir Accompli est la mort idéale, celle qui survient au bon moment de la trajectoire humaine et pour le groupe social, puisque tous les rôles sociaux ont été remplis.

Mais on peut aussi être vieux et ne pas mourir en tant qu’Accompli. Ne pas mourir au bon moment en somme. Mourir trop tard. Car il existe encore une autre catégorie de génération qui se rapprocherait de notre grand âge.

LES PLUS DE 85 ANS : UNE DERNIÈRE CLASSE GÉNÉRATIONNELLE UN PEU À PART

Cette dernière condition d’âge est celle des plus de 85 ans qui ne sont plus capable de se déplacer, qui n’ont plus la force de subvenir à leurs besoins, ni les dents pour s’alimenter normalement. Les Meru les appellent le sntindiri ou « ceux qui attendent à ne rien faire ».

Sans pour autant être déclassée, cette catégorie d’âge ne jouit pas de l’image valorisante des Accomplis.

« On ne sait trop que faire ou quoi penser de ces grands vieillards, survieux qui dépassent les limites » (p.161). Il faut dire que la société Meru repose en grande partie sur la régulation des âges afin de contenir les individus dans des classes générationnelles qui se transmettent fonctions sociales et pouvoir.

Le très vieux échappe donc finalement à la régulation sociale. Pas de métamorphose pour les « survieux » », le changement de classe n’est pas célébré, pas plus que leur mort. Mourir « ntindiri » ne donne pas lieu, en effet, au même type de traitement funéraire, un enterrement sans célébration pour ces morts trop tardives [5].

Le très grand âge pose question à la société des Meru.

L’existence de cette catégorie de très vieux individus sans rôle social assigné mais néanmoins pris en charge par le groupe montre que, dans d’autres sociétés aussi, le traitement de l’allongement de la vie pose question au groupe. Rien d’anormal donc à ce que les changements démographiques que l’on connaît actuellement soulèvent des interrogations et des craintes quant à ces nouvelles catégories d’âges.

  1. Source bibliographique principale : Peatrik, A.-M. (2001). « Vieillir ailleurs et ici : l’exemple des Meru du Kenya ». Retraite et société 34(3) : 151-165. https://www.cairn.info/revue-retraite-et-societe1-2001-3-page-151.htm
  2. « Les hommes de la classe A engendrent des fils formant la classe B qui, à leur tour, engendrent la classe C, petits-fils des A, etc. » (p.156).
  3. Ce sevrage tardif, tout comme l’arrêt de la procréation par les parents dont le fils ou la fille ainé(e) est devenu(e) initié, est censé permettre d’espacer les naissances de manière à juguler le chevauchement des générations consécutives qui mettraient en péril une telle organisation sociale.
  4. « Les Pères du pays se rassemblent en conseils qui se tiennent aux différents niveaux de l’organisation territoriale. Ils décident de la guerre et de la paix, modifient la coutume, exercent à leur profit un privilège de la mâchoire en se réservant le droit de consommer la viande des nombreuses bêtes abattues quand ils rendent la justice » (p.158).
  5. Un traitement similaire est réservé aux décès prématurés, ceux qui arrivent trop tôt par rapport au cycle de la vie et à l’accomplissement des différents rôles sociaux : le corps de ces derniers est déposé en brousse à la disposition des hyènes comme pour se protéger de ces « mauvaises morts ».

Pour aller plus loin :

  1. Du même auteur : Peatrik, A.-M. (1990). Génération Meru : modes d’emploi une enquête sur les implications écologiques d’un système générationnel Bantou (Meru Tigania-Igembe, Kenya). Thèse de Doctorat en ethnologie. Université de Paris X Nanterre.
  2. Autre exemple de système d’âge proche de celui décrit ici et qui serait toujours actuel : Barouin, C. (2015). “Un système d’âge dans une chefferie tanzanienne : les Rwa du mont Méru”. Journal des africanistes 85(1/2) : 218-256. https://journals.openedition.org/africanistes/4592