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Rêves de Seniors : Cela fait quoi de réaliser son rêve quand on a plus de 3 fois 20 ans ?

Temps de lecture : 5 minutes 50 secondes

Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve, une réalité”. Il semblerait que cette citation ne soit pas le fait du Petit Prince. Et si son auteur.e était un vieux monsieur ou une vieille dame approchant sa vie avec cette conscience aiguë du temps passé et du temps qu’il reste ?

Que sait-on des rêves dans le grand âge ?

Des travaux scientifiques s’intéressant aux rêves au cours du sommeil montrent qu’il existe des changements notables dans l’activité onirique avec l’âge. Passé cela, le sujet intéresse peu. Cela étant, si on parle peu des rêves des anciens, on considère davantage leurs projets. Projet personnalisé… Projet d’accompagnement… Projet de vie à domicile… Plan de vie… Le projet, ici, renvoie à une obligation légale des organismes sociaux et médico-sociaux de personnaliser les interventions visant à compenser la perte d’autonomie. Il relève donc d’un arsenal éthique destiné à une meilleure prise en compte de la personne âgée dépendante dans sa prise en charge. Généralement, le projet concerne les activités essentielles de la vie quotidienne ou le maintien des habitudes de vie, voire la mise en place d’activités sociales et de loisirs de nature plutôt occupationnelle. Le projet abordé en lien avec la dépendance laisse donc peu de place aux challenges, aux engagements collectifs ou aux plaisirs hédonistes.

A l’extrême opposé de cette approche se trouve une autre manière de considérer les rêves passé l’âge de la retraite. On touche ici au modèle marketing du jeune senior, libéré de ses obligations professionnelles et disposant des ressources nécessaires pour consommer des biens et des services. S’il est vrai que de nombreux actifs attendent le temps de la retraite pour réaliser certains de leurs rêves, de voyage notamment, ne faire reposer le rêve que sur le projet d’achat ou la possession matérialiste, cela appauvrit quelque peu sa portée (même si dans une société de consommation comme la nôtre, il est difficile de réaliser un rêve sans passer par la case “achat”).

En somme, en dehors de ces extrêmes, le rêve en tant que démarche personnelle signifiante est très peu considéré chez les plus âgés. Certains travaux gérontologiques abordent néanmoins les rêverie intérieures des grands âgés comme une forme de réalisation de soi et une manière pour eux de faire face aux changements imposés par le vieillissement. Ainsi, le sociologue Frédéric Balard étudie-t-il les capacités d’évasion des centenaires, où par le jeu de la réminiscence et de l‘imaginaire, ces très vieilles personnes arrivent à maintenir un état de bien-être psychologique : « Je vis dans mes rêves, dans mes souvenirs, des beaux souvenirs… » [1].

Le manque d’intérêt porté au travail de rêve dans le vieil âge est à l’image de nos représentations négatives sur le vieillissement. La vieillesse ne fait pas rêver, loin s’en faut. Quand on pense à la vieillesse, on pense plutôt au temps du bilan avec tout le processus de renoncement et de détachement qui l’accompagne, comme pour mieux se préparer à mourir. Comment dans ces conditions, imaginer que cela puisse être aussi une période de la vie qui laisse sa place aux rêves, et donc à une forme de futur souhaité ? Pourtant, que l’on vive plutôt refermé sur soi ou ouvert sur son environnement, l’imaginaire, la rêverie, la fantaisie font partie du voyage. De quoi rêve-t-on passé 60 ans ? Est-ce que ça change quelque chose en nous de réaliser un rêve, notamment dans la manière d’approcher notre propre vieillissement ?

Rêves de Seniors

Rêves de Seniors est une opération lancée par la Silver Alliance qui permet à des personnes de plus de 60 ans de réaliser leur rêve. Objectif : participer au changement de regard sur la vieillesse et sortir d’une vision exclusivement déficitaire et déclinante pour ouvrir les regards à la diversité des expériences de vieillissement avancé.
Faire valoir des femmes et des hommes plus âgés qui manifestent le désir de réaliser un rêve et qui le concrétisent avec le soutien d’un collectif est ainsi une manière de s’inscrire en porte-à-faux avec les représentations dominantes du vieil âge.
Pour aller encore plus loin dans la démarche, la Silver Alliance a sollicité l’Institut Oui Care pour réaliser une étude exploratoire sur les retours d’expérience des participants quant à la réalisation de leur rêve. Des questionnaires et entretiens semi-directifs de recherche sont réalisés pré et post réalisation du rêve. Commencée au début de l’année 2020, l’étude compte désormais un échantillon de plus d’une dizaine de personnes. Son analyse porte sur plusieurs axes, allant de la catégorisation des différents rêves adressés au comité de sélection des rêves de la Silver Alliance, à la compréhension des impacts et des résonances liés au fait de réaliser un rêve.

Qu’est-ce qu’un rêve, sinon vouloir donner du sens à son existence ?

Un des objectifs de l’étude sera à terme de pouvoir proposer une cartographie des rêves envoyés par les personnes à la Silver Alliance. Que ces rêves aient ou non été retenus par le comité de sélection, composé lui-même de seniors, tous donnent à voir ce dont peuvent rêver les plus vieilles générations.

Parmi les rêves réalisés dans Rêves de Seniors, il y a des rêves d’envol et de hauteur (ex. sauter en parachute, voler en ULM, avec des oies, monter en haut d’une grue), des passions que l’on pousse un peu plus loin (ex. tricot, foot, astronomie) et des envies d’explorer de nouveaux territoires (ex. essayer le théâtre d’improvisation). Alors que certains rêves sont complètement ancrés dans la vie des personnes, en lien avec un sujet qui les anime au plus haut point, d’autres rêves sont plus “improvisés”,”spontanés”, et expriment davantage une quête de soi, une envie d’expérimenter, un challenge personnel. Quel que soit le niveau d’ancrage du rêve, on note tout un travail de signification où le rêve vient éclairer la mise en récit de sa propre vie. Aussi, peut-on distinguer l’expérience vécue de ce que l’on en fait en termes de récit de soi, ou comment cette expérience me permet de construire un discours cohérent sur qui je suis. Ce dernier point est loin d’être anecdotique à un âge où on perçoit le temps court devant soi. Donner de la cohérence, du sens, à un vécu aux prises avec le hasard, l’incident et les mouvements contraires, c’est important à tous les âges, mais cela devient encore plus urgent quand on a conscience du temps qu’il reste devant soi ! Réaliser son rêve alimente donc cette mise en récit de soi à un âge avancé.

L’étude en cours apporte déjà des pistes d’analyse intéressantes quant à l’impact de la réalisation d’un rêve. Les participants rapportent ainsi un effet bien-être à plusieurs niveaux :

  • par le sentiment de reconnaissance et de valorisation que génère chez eux la sélection de leur rêve parmi d’autres rêves ;
  • par le passage à l’acte en lui-même avec le plaisir associé à la dimension physique de l’expérience, ainsi que le plaisir de l’accomplissement et du challenge ;
  • par le souvenir qu’ils peuvent réactiver dans l’après-coup pour se faire du bien – “un petit bijou que je garde précieusement” – ou pour partager des moments de vie avec leurs proches.

Au-delà de l’aspect émotionnel, l’expérience ne reste pas figée dans un passé récent. Au contraire, les participants vont se saisir de l’occasion qui s’offre à eux pour impulser autre chose. Il peut s’agir d’une dynamique personnelle. C’est très marqué en lien avec la période Covid où les personnes trouvent via cette expérience les ressources pour passer à autre chose. “Je me dis que je peux encore faire des choses” rapporte un des participants. Pour d’autres, c’est le moyen de mettre le pied à l’étrier d’un rêve plus grand mais aussi plus complexe à réaliser. L’expérience permet donc d’impulser une nouvelle dynamique comme si elle donnait de l’élan. On note donc un impact à court terme sur la conation, à la fois en termes de motivation et de sentiment de compétence, qui sont tous deux des moteurs psychologiques extrêmement importants pour la qualité de vie perçue.

Chacun à leur manière, les participants se saisissent de cette expérience, certains faisant valoir un rôle de porte-parole pour lutter contre les préjugés et les discriminations liés au vieillissement. Le sentiment d’utilité qui en découle est palpable ici, comme il l’est également chez ceux qui évoquent leur grande satisfaction à avoir mis en avant et fait connaître leur passion. D’autres participants transforment carrément l’essai, se saisissant de l’expérience pour atteindre d’autres fins, comme cette personne qui intégrera un groupe en marge de Rêves de Seniors, répondant ainsi à son souhait de s’investir bénévolement.

Les participants à Rêves de Seniors font plus que réaliser un rêve, ils participent à une action à dimension collective et médiatique. Cela commence par la mise en mots d’un rêve afin de l’adresser à des tiers. Cela se poursuit par la sélection de leur rêve par un groupe de pairs, une sélection qui constitue à leurs yeux une forme de reconnaissance et validation sociale. Vient ensuite le temps de l’organisation et de l’attente, avant le passage à l’acte à proprement parler. Tout cela se faisant avec l’accompagnement des équipes de la Silver Alliance, le rêve n’est pas seulement un projet que l’on réalise dans l’entre-soi, c’est une expérience collective avec des rencontres parfois inattendues. Puis, c’est le temps de l’après, du souvenir, du partage, de l’impulsion que l’on pousse plus ou moins loin.

 

  1. Frédéric Balard, F. (2013). “Bien vieillir” et “faire bonne vieillesse”. Perspective anthropologique et paroles de centenaires., Recherches sociologiques et anthropologiques, 44(1), 75-95.