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Bien chez soi

“Avec le temps, va, tout s’en va”*

Temps de lecture : 5 minutes 30 secondes

Le temps produit ses effets sur tous les êtres vivants et certainement sur la plupart des matières existantes. Cela, personne ne pourrait le nier. Ce qui fait plus débat en revanche concerne la nature de ses effets.

Modification, altération ou bien déclin ?

De la même manière qu’il y a le temps de la construction, celui qui est nécessaire au nouveau né pour que ses capacités se développent, on pourrait penser qu’il y a aussi le temps de la déconstruction et du déclin une fois la maturité fonctionnelle acquise. C’est en tout cas une idée profondément ancrée dans la vision du vieillissement. Or, sur ce point rien n’est moins sûr. “Le vieillissement n’implique pas le déclin fonctionnel” rappelle Jean-Jacques Aquino [1]. Qu’avec le temps des modifications apparaissent au niveau du fonctionnement physiologique normal, cela est certain, mais il ne s’agit pas pour autant de déclin.

Il faut savoir que la plupart de nos organes possèdent une réserve fonctionnelle importante, c’est-à-dire un potentiel supérieur aux besoins de l’organisme. Aussi, même si certaines fonctions sont moins efficaces avec le temps, elles restent suffisantes dans un cadre que l’on pourrait qualifier d’usuel ou de courant. En revanche, face à des stresseurs de tout ordre – il peut s’agir d’un effort physique intense, de changements environnementaux brutaux ou extrêmes (températures), ou d’agents infectieux présents de manière combinée – les réserves fonctionnelles vont être mises à rude épreuve. C’est donc là que les effets du temps se donnent le plus à voir, là que l’altération des capacités fonctionnelles est manifeste. Le corps est moins en capacité de s’adapter aux agressions et aux changements impliquant une régulation rapide de l’organisme.

Des organes qui tiennent le coup si on ne leur demandent pas trop

Parmi les fonctions qui tiennent plutôt bien la route avec l’avancée en âge (et en absence de maladies !) se trouve le gratin des organes.

Le coeur
Celui-ci n’échappe pas aux effets du temps. Plus raide, il pompe plus difficilement pour faire circuler le sang. Mais il pompe suffisamment. En revanche, il a plus de mal à répondre correctement aux besoins de l’organisme dans le cas d’un effort physique intense ou d’une maladie, autrement dit, dès lors qu’il doit accélérer rapidement ou pomper davantage de sang. Le risque étant une moins bonne alimentation de certains organes, susceptible de provoquer d’autres dysfonctionnements, qui en provoquent d’autres, etc. etc.

Les poumons
Leur élasticité diminue, les muscles utilisés pour la respiration s’affaiblissent, ce qui fait qu’ils absorbent une quantité moindre d’oxygène dans l’air respiré et que la ventilation est moins efficace. Ces modifications ne sont pas sans conséquence notamment si on doit faire un effort physique important ou que l’on monte à des altitudes élevées. Cependant, dans le cadre des activités quotidiennes qui ne demandent pas une oxygénation plus importante, cela reste suffisant. Encore une fois, c’est l’épreuve qui va déstabiliser l’organisme ; une épreuve en amenant une autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un organe se mette à dysfonctionner complètement. Le corps est un système interconnecté d’éléments interdépendants, la modification de l’un d’entre eux produit des effets en cascade jusqu’à ce que plus aucune compensation ne soit possible.

Le cerveau
Le chef d’orchestre de ce grand système, celui-là même qui dirige toutes nos fonctions volontaires ou automatiques, qui porte en lui nos apprentissages, nos expériences, nos souvenirs et nos émotions, qui rassemble les bribes de notre histoire pour former une image cohérente de soi, celui-ci s’appuie sur d’importantes réserves fonctionnelles pour compenser les effets du temps. Aussi, même si le nombre de neurones diminue, que la vitesse de transmission de l’influx nerveux se ralentit, que les performances sont altérées dans certains domaines comme la mémorisation de nouvelles informations, le cerveau assure encore suffisamment pour garantir un bon fonctionnement de l’organisme. Cela est d’autant plus vrai qu’il existe des phénomènes de compensation, soit au niveau des réseaux cérébraux avec de nouvelles connexions entre cellules (plasticité cérébrale), soit au niveau comportemental avec l’adoption par les individus de stratégies de mémorisation qui leur sont propres (plasticité cognitive). En absence de pathologie ou d’un manque d’oxygénation, le cerveau tient donc plutôt bien la route, à condition toutefois qu’il soit stimulé. Car toutes ces stratégies de compensation supposent que l’on mobilise nos fonctions cognitives (mémoire, raisonnement, planification, etc.). En quelque sorte, plus on aura fait travailler notre cerveau tout au long de notre vie, tout en continuant à le faire à des âges avancés, plus celui-ci sera armé pour compenser les effets du temps.

Des modifications fonctionnelles qui s’accumulent avec le temps

Le vieillissement organique – donc de la mécanique du corps – permet encore à celui-ci de fonctionner correctement en absence de stresseurs environnementaux persistants. Encore faut-il préserver un maximum les réserves fonctionnelles dont on dispose. Cela étant dit, les fonctions de l’organisme se modifiant, les effets de ces modifications les unes sur les autres se cumulent, et à terme, ces multiples interactions génèrent des dysfonctionnements entraînant l’arrêt des fonctions vitales. Autrement dit, même en l’absence de maladies visibles, il y a toujours un organe qui lâche et qui va entraîner l’arrêt des autres organes de manière plus ou moins immédiate.

Par ailleurs, il apparaît difficile de vivre un vieillissement “pur”, qui serait donc exempt de maladies. Les maladies passées, les accidents laissent des séquelles plus ou moins importantes qui vont résonner de manière particulière avec les modifications fonctionnelles liées au vieillissement. Les prédispositions génétiques, comme les conditions d’existence, peuvent aussi abîmer ou préserver davantage certaines fonctionnalités du corps.

Autant on ne peut pas parler de déclin des grandes fonctions qui se maintiennent finalement assez bien avec l’âge, autant il y a bien beaucoup de choses qui changent au niveau des organes et du corps humain en vieillissant. Comme dans tout système, même une petite modification d’une composante de celui-ci peut entraîner des dysfonctionnements sur d’autres éléments du système, car tout est relié les uns aux autres. Plus il y a de modifications, plus le risque de dysfonctionnement est important.

Le temps qui passe, ce n’est pas que de la mécanique

Trop souvent, le vieillissement organique est présenté sous la forme d’un inventaire à la Prévert de tout ce qui se détériore avec le temps. Il est clair que la liste de ce qui fonctionne moins bien est plutôt longue. Pour autant, même si les informations sont véridiques, une telle présentation est trompeuse et alimente nos stéréotypes sur la vieillesse.

Elle est trompeuse car elle fait l‘impasse sur plusieurs éléments.
Elle fait l’impasse, tout d’abord, sur les réserves fonctionnelles et les phénomènes de compensation et de plasticité qui font que même si des modifications physiologiques apparaissent avec le temps, générant une baisse des performances, elles n’empêchent pas de répondre aux besoins de l’organisme pour évoluer dans un environnement “normal” [2]. Elle fait l’impasse, également, sur tout ce qui n’est pas altéré par le vieillissement. Certaines capacités liées à l’expérience et la connaissance du monde ne diminuent pas avec le temps. Les émotions, les besoins identitaires, de reconnaissance, d’attachement, tout cela non plus ne diminuent pas avec le vieillissement. Certes, ces besoins changent de forme avec les expériences et les événements de vie, mais ils ne diminuent pas. Ce serait plus notre conception de la vieillesse qui légitime d’une certaine manière la baisse, voire la perte, de ces besoins émotionnels, psychologiques et sociaux. Pourtant, un tel manque au niveau de ces besoins entraîne des effets sur l’organisme susceptibles d’atteindre les fonctions vitales.

On ne peut pas finalement décorréler le vieillissement organique usuel, de l’expérience psychologique et sociale qui l’accompagne. La vie à des âges avancés est faite de grands bouleversements. Le passage à la retraite, avec la reconstruction de nouvelles habitudes, de nouvelles relations, est le premier d’une longue liste. Le corps qui change, c’est parfois aussi la nécessité d’arrêter certaines activités qui étaient essentielles jusque-là, ou de se faire aider pour certaines choses du quotidien : à chaque fois, cela implique de reconstruire un nouvel espace pour soi, de gérer des tensions identitaires, etc. Aussi, plus on avance en âge et plus il y a de proches âgés qui décèdent. Tous ces événements bousculent ce que l’on est, l’image que l’on a de soi, le sentiment d’avoir une place dans le monde, l’envie également de réinvestir le monde. Ils ne font pas que s’ajouter au vieillissement biologique, ils sont indissociables de celui-ci. C’est l’ensemble de ces modifications et la manière dont on arrive plus ou moins à les compenser qui produit l’expérience singulière du vieillissement.

Alors, si vieillir est un apprentissage, cela peut se produire de deux manières : soit en terme de renoncement et donc de deuil, avec ce que cela implique de tristesse face à l’obligation d’abandonner quelque chose qui fait partie de sa vie, soit, au contraire, c’est le stade du dépassement, c’est-à-dire une sagesse.

Edgar Morin [3]

  1. "Vieillir ? Et alors ? Pathologies du vieillissement" (2005) https://www.cite-sciences.fr/fr/ressources/conferences-en-replay/saisons/saison-2005-2006/vieillir-et-alors
  2. L’environnement joue ici un rôle très important dans le sens où il constitue un contexte plutôt favorable, ou au contraire plutôt défavorable, à ces phénomènes de compensation. Un environnement peu stimulant, peu étayant, participe à réduire les réserves fonctionnelles permettant de compenser les effets du vieillissement. A l’inverse, plus l’environnement sera adapté aux capacités qui évoluent avec le vieillissement, plus il permettra de renforcer les réserves fonctionnelles et de réduire l’impact, sur le quotidien des personnes, des modifications physiologiques.
  3. https://www.cairn.info/revue-retraite-et-societe1-2001-3-page-166.htm

* Extrait de la chanson de Léo Ferré « Avec le temps »