EN

Bouger les lignes

Âgisme et Maltraitance

Temps de lecture : 3 minutes 20 secondes

Pourquoi autant de temps s’est écoulé avant que nous soyons collectivement choqués par les faits de maltraitance à l’égard des adultes les plus âgés de la société ?
Pour l’Organisation Mondiale de la Santé, l’âgisme est la principale raison du faible engagement des sociétés pour lutter contre la maltraitance des personnes âgées. Cela expliquerait donc pour beaucoup pourquoi nous avons tant attendu à nous indigner. Plus encore – et toujours selon l’OMS – l’âgisme serait un facteur de risque majeur de maltraitance, à tel point qu’elle le place au rang des priorités n°1 pour endiguer le phénomène.

L’âgisme coupable de maltraitance !

Dit comme cela, on peut avoir l’impression d’une enquête rondement menée avec des responsabilités bien établies. Or – et c’est bien là que le bât blesse – nous sommes tous porteurs d’âgisme, donc tous indirectement impliqués dans la survenue d’une situation de maltraitance.

Nombreuses sont les situations d’aide où les personnes âgées ne sont pas consultées sur les modalités de leur prise en charge. Les contraintes sont telles qu’on fait au mieux pour organiser les choses. Mais au mieux pour qui ?
Prenons le cas de Madame Rose. Si elle porte une protection urinaire, ce n’est pas parce qu’elle souffre d’incontinence sévère, mais parce qu’elle a besoin d’aide pour se déplacer aux toilettes et que son déambulateur est placé trop loin pour qu’elle l’atteigne. C’est mieux pour elle dit-on, car elle pourrait tomber en y allant seule. C’est déjà arrivé… On a donc décidé, pour elle, pour son bien. C’est moins grave de porter une protection urinaire que de se casser le col du fémur, n’est-ce pas ?
Pour autant, la question de l’impact psychologique de ce choix n’a pas été prise en compte. Madame Rose, elle, se sent complètement fracassée, assise dans son fauteuil, souillée d’urine. Cela lui inflige une telle blessure qu’elle perdra peu à peu pied, confirmant par là-même l’idée commune qu’il ne fait pas bon de vieillir. Cette ingérence dans la vie de Madame Rose – a priori fait sur un calcul raisonnable des bénéfices et des risques – montre toute la complexité des faits de maltraitance.

Ce type de maltraitance ordinaire rend compte d’un enchevêtrement de facteurs : Madame Rose est isolée ; son logement n’est pas adapté pour des déplacements sécurisés ; l’action des professionnels qui l’aident dans son quotidien est limitée en temps, et donc en priorités ; l’incontinence semble aller de soi avec le vieillissement, et par-dessus tout, cela ne choque véritablement personne de décider pour elle. L’âgisme intervient à chacun des ces niveaux explicatifs.

Considérer qu’à son âge, les besoins identitaires et psychologiques sont secondaires : âgisme !

Estimer qu’elle n’a plus les capacités suffisantes pour savoir ce qui lui convient et faire les choix appropriés : âgisme !

Écarter les plus vieux des lieux de vie et de socialisation : âgisme !

L'âgisme en 2 mots :

On parle d’âgisme pour évoquer l’ensemble des croyances, stéréotypes, préjugés et discriminatoires dirigés vers une personne en raison de son âge.

Les conséquences de l’âgisme sur la santé, le bien-être et le respect des droits des personnes âgées ne constituent pas une réalité négligeable. Cela structure les trajectoires de vieillissement, souvent de manière diffuse, parfois de manière extrême, et pas seulement pour les personnes fragiles ou vulnérables mais pour la plupart des aînés.

Tous concernés ?

Nous sommes tous porteurs d’âgisme dans la mesure où nous évoluons dans une société où le vieillissement est avant tout considéré sous l’angle du déclin et de l’inadaptation. Ce parti pris culturel déroule son champ des possibles avec tout un ensemble de croyances, de stéréotypes, de préjugés particulièrement dévalorisants et disqualifiants à l’égard des anciens. On regarde cette période de la vie comme un temps de l’existence vide de sens, si ce n’est celui d’engager une mise en retrait du monde et de végéter en attendant la fin. On est donc bien loin de s’imaginer que le grand âge puisse être une période de développement avec des besoins psychologiques et sociaux à la fois communs à tous et spécifiques à cette période de l’existence. Dans le grand âge, l’individu perd sa légitimité en tant qu’adulte et citoyen. Il devient une personne fragile et vulnérable dont il revient aux autres de prendre soin. Au mieux, il coopère à la prise en soin qui est aménagée pour lui, au pire, il est résistant à sa prise en soin et apparaît comme un malade dans le déni de sa maladie.

Ces schémas de pensée sont assimilés dès la petite enfance et tendent à se renforcer tout au long de la vie, influençant alors directement les expériences de vieillissement avancé. Au niveau individuel, les stéréotypes négatifs sur le vieillissement orientent notre perception et nos interactions avec les personnes âgées, mais aussi notre propre santé en avançant en âge. C’est insidieux parce que tout se passe avec l’évidence du naturel et de l’inéluctable. Ainsi, nos stéréotypes sur le grand âge offrent un terrain propice à bon nombre de faits de maltraitance. C’est en cela que nous sommes tous plus ou moins responsables des maltraitances sur personnes âgées puisque nous portons en nous des représentations de la vieillesse qui légitiment, justifient ou minimisent la violence qu’elle soit le fait d’un individu, d’un groupe de personnes ou d’institutions.

D’un autre côté, nous avons tous, aussi, collectivement et chacun à notre niveau, la possibilité d’agir sur une des causes majeures de maltraitance des personnes âgées. Bien entendu il faut du temps. Bien entendu aucun processus de changement n’est linéaire. Néanmoins, l’impulsion est là pour faire évoluer nos regards sur la vieillesse, sortir du prisme du pathologique et du rapport d’infériorité qu’il induit à l’égard des plus âgés. Si nous arrivons à transformer cette impulsion en réel changement social, nous diminuerons par là-même les maltraitances envers les personnes âgées.

  1. Organisation Mondiale de la Santé (2022). Lutter contre la maltraitance des personnes âgées. Cinq priorités pour la Décennie des Nations Unies pour le vieillissement en bonne santé [2021-2030]. https://www.who.int/fr/publications-detail/9789240052550
  2. Commission nationale de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance (2021). Démarche nationale de consensus pour un vocabulaire partagé de la maltraitance des personnes en situation de vulnérabilité. Mars 2021 https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/maltraitances-des-mineurs-et-des-majeurs-definition-partagee-et-reperes-operationnels_court_.pdf