Bouger les lignes
Faut-il bannir "vieux" et "vieilles" de notre vocabulaire ?
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Les mots ne sont pas neutres, ce sont même des armes redoutables. A lire, quelques mots choisis pour parler de la vieillesse.
Qu’il est malaisé de nommer les plus âgés d’entre nous. Personnes âgées, seniors, aînés, anciens, troisième âge, quatrième âge, papy-boomers, septuagénaires, octogénaires… mamies, papis !!
Quel que soit le qualificatif, on n’est pas loin du propos injurieux. Sans parler de vieux, vieilles ou vieillards qui seraient tout simplement à bannir de notre vocabulaire tant leur emploi marquerait un manque de respect à l’égard de celui ou celle à qui ils s’adressent.
Mais qu’est-ce qui finalement fait injure dans l’emploi de ces vocables ? Est-ce le sens des mots eux-mêmes ou le concept qu’ils convoquent, à savoir la vieillesse ?
VIEUX EST-IL UN TERME PÉJORATIF ?
Le terme vieux peut s’employer de plusieurs manières comme adjectif (“être vieux”), substantif (“un vieux”) ou adverbe (“vivre vieux”). La valeur portée varie elle-aussi, tantôt positive ou neutre selon que le terme mette l’accent sur le fait de durer (rareté, qualité, expertise), tantôt négative lorsqu’il fait référence à la dégradation et à l’obsolescence.
Cette double interprétation se retrouve dans les origines du mot vieux, vetulus en latin qui évoque avant tout l’usure, mais aussi ce qui est là depuis longtemps.
Vieux n’est donc pas forcément un terme péjoratif, mais il s’emploie le plus souvent pour signifier la dégradation. C’est cette acceptation qui en rend son usage impropre.
Vieux signifie « qui est là depuis longtemps », il est neutre en soi. Mais le plus souvent, dans notre société de consommation, il a la valeur négative de la chose usée, bonne à jeter. Employé pour une personne, le terme est devenu tellement synonyme de « grabataire », « impotent », que l’on préfère ne plus l’employer. [1]
C’est pour cette raison qu’un arrêté ministériel du 13 mars 1985 recommandait de remplacer le mot “vieux” par celui de “personnes âgées” : “L’expression personne âgée est cependant commode pour remplacer celles de vieux, vieilles, vieillards car le mot vieux a souvent des connotations négatives de déclin, de déchéance, d’obsolescence ou d’incapacité ; on peut être âgé, au sens défini plus haut, sans être vieux en ce sens-là” [2].
Etre vieux au sens de “diminué” serait donc une offense suprême, une atteinte à la dignité humaine…
EST-IL PRÉFÉRABLE D’UTILISER LE TERME SENIOR ?
Le terme senior est plus conventionnel. Son emploi est donc préféré par les communicants soucieux de ne pas heurter leurs cibles, d’autant plus quand il s’agit de leur vendre quelque chose. Car il faut bien l’admettre, si le terme senior est plus policé car utilisé pour des plus jeunes dans le domaine sportif, c’est un terme avant tout marketing. Qui dans la rue, en famille dirait de telle ou telle personne, “c’est un senior” ?
Il faut savoir également que le mot senior partage la même origine latine que le mot sénile (senex). Une filiation qui n’est finalement pas beaucoup plus enviable que celle du terme vieux aux apparences pourtant plus rugueuses.
A l’image du terme senior, on cherche de nouvelles appellations pour qualifier les vieux, sans se soucier par ailleurs de regrouper dans une même catégorie des âges aussi étendus. Après tout, vu de l’extérieur, ce n’est pas trois ou quatre décennies qui vont changer grand chose. On est un vieux ou on ne l’est pas !
Ainsi, le terme “aîné” a désormais le vent en poupe, et contrairement à “senior”, c’est une expression beaucoup plus usitée dans la vie de tous les jours… du moins au Canada.
COMMENT QUALIFIER POSITIVEMENT CE QUE NOTRE ESPRIT DISQUALIFIE D’OFFICE ?
Si l’emploi du terme “vieux” peut gêner, si cela gratte, c’est aussi parce que cela fait symptôme. Autrement dit, ce n’est pas tant finalement le terme “vieux” qui est problématique, mais davantage la difficulté que nous avons collectivement à nommer de manière neutre les plus anciens d’entre nous. “Vieux” est en cela le révélateur d’un malaise plus profond : la dépréciation sociale de la vieillesse !
Finalement, l’enjeu n’est pas tant de fustiger un mot pour en préférer un autre sans regarder ce qui fait réellement problème, à savoir des représentations communes encore largement dépréciatives de la vieillesse et de l’avancée en âge. L’état de celui qui est vieux est peu enviable car nous le voyons avant tout sous l’angle du déclin, de la perte et du déficit dont la prise en charge pèse lourd sur le collectif.
Nos sociétés occidentales ont toujours été dures avec la vieillesse. Enfin pas toujours, cela a tout de même fluctué au fil de l’histoire, mais disons que c’est une tendance dominante aux origines très anciennes. Cette vision de la vie n’est pourtant pas universelle. « Toutes les cultures proposent une interprétation de l’avancée en âge » explique l’anthropologue Bernadette Puijalon. Ainsi, la manière dont est perçue la vieillesse diffère d’une société à une autre, d’une époque à une autre, selon les idéologies et les normes dominantes.
Allons-nous continuer à voguer de mot en mot à la recherche d’un qualificatif positif qu’on apposerait tel un pansement trop petit sur des imaginaires avant tout hostiles à l’idée même de vieillesse ? Soigner le symptôme n’affecte pas le mal qui nous ronge, du moins durablement. Cela peut même l’aggraver. Il importe donc avant tout de prendre conscience, collectivement et individuellement, de nos préjugés négatifs vis-à-vis de la vieillesse, de les accepter d’une certaine manière pour mieux les contrôler et pourquoi pas les transformer. Car si nos représentations sociales dévalorisent largement ce temps de la vie et tout ceux qui le vivent, nous pouvons aussi ouvrir nos représentations à d’autres perceptions. Il n’est certes pas facile de changer des croyances et des imaginaires si profondément ancrés dans notre inconscient collectif, mais la prise de conscience du caractère relatif et culturel de la vieillesse peut aider à rendre notre regard plus prompt à percevoir la diversité et la complexité des expériences de vieillissement.
Car il s’agit bien de cela finalement, sortir d’une vision binaire du vieillissement qui oscillerait entre deux pôles, l’un ultra négatif (la “vieillesse dépendance”) et l’autre ultra positif (le “vieillir jeune”). Entre ces deux faces se trouve la réalité d’un processus par nature évolutif et très disparate d’un individu à un autre. Une réalité complexe qui compose avec les ambivalences et les contradictions.
DIRE “VIEUX” POUR ENGAGER LE DÉBAT
L’anthropologue Bernadette Puijalon expliquait dans une interview au journal Ouest France pourquoi elle aimait utiliser le mot vieux malgré la connotation péjorative qu’il pouvait avoir : « parce je trouve qu’il a du sens. On peut lui donner un contenu positif. J’ai bien conscience d’être à contre-courant, mais je le prends comme un prétexte à discussion sur la vieillesse » [3].
L’intérêt d’un tel usage ne serait pas de nommer personnellement une personne par sa durée de vie qui reste un acte plutôt indélicat et maladroit quel que soit l’âge de la personne (imaginez un peu interpeller une personne en l’appelant “le jeune”, cela serait déplacé). En revanche, pourquoi pas se donner la possibilité d’utiliser le mot “vieux” pour nommer collectivement un groupe de personnes que l’on souhaite caractériser par leur durée de vie ?
Effectivement, si l’emploi du mot “vieux” permet de créer suffisamment de gêne pour ouvrir le débat, c’est déjà ça. C’est même tout l’intérêt. Provoquer la discussion. Parler de la manière dont on voit la vieillesse, mais aussi laisser s’exprimer toutes les expériences du vieillissement pour mieux déconstruire les évidences et accepter les demi-teintes.
Voyons tout de même que le malaise était suffisamment grand pour que le premier Secrétariat d’Etat en charge des personnes âgées, qui fut créé en 1981, mis en place une commission de terminologie qui aboutit à la publication d’un Dictionnaire des personnes âgées, de la retraite et du vieillissement [4]. Un an plus tard, un arrêté ministériel listait les termes dont l’emploi était officiellement approuvé et recommandé. Ce besoin de réguler les usages montre à quel point nous ne sommes pas à l’aise avec la vieillesse et l’avancée en âge. On notera, par ailleurs, que cette volonté publique apparaît au même moment que s’amorce, dans les années 80 et 90, le virage “dépendance” des politiques vieillesse centrées sur une approche pathologique et médicale du vieillissement.
“Vieux” peut également avoir un sens plus positif ou plus neutre en tout cas. Il désigne aussi, et tout simplement, ce qui est là, ce qui existe depuis longtemps.
Vieillir, c’est faire l’expérience du temps. [5]
“Vieux” est un terme pour positionner le curseur dans le processus de vieillissement. Et un curseur qui reste toujours relatif. Qu’est-ce qu’un vieux ? Tout dépend de ce que l’on prend en référence.
Disons-le encore et encore. Il n’est pas honteux de vieillir et il n’est pas honteux d’être vieux aux yeux des autres. Le vieillissement est un processus naturel qui, tout en nous en rapprochant inexorablement, s’oppose à la mort. Vieillir c’est vivre, et vivre c’est vieillir !
- Trincaz, J. “Personnes âgée : quelles représentations sociales ? Hier et aujourd’hui”. Communications, p.474. http://www.ipubli.inserm.fr/bitstream/handle/10608/6807/expcol_2015_chutes_02com.pdf?sequence=9
- Arrêté du 13 mars 1985 relatif à l’enrichissement du vocabulaire relatif aux personnes âgées, à la retraite et au vieillissement. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000314094&dateTexte=20200826#LEGIARTI000006783641
- Puijalon, B. (2013). « Vieux, c’est un mot qui a du sens ». Ouest France. https://www.ouest-france.fr/vieux-cest-un-mot-qui-du-sens-492218?utm_source=of_share&utm_medium=email&utm_campaign=envoiemailami&utm_content=20191106&vidshare=057048055060058047035052043109038046044036055059006061115096037055
- Trincaz, J., Puijalon, B. & Humbert, C. (2011). “Dire la vieillesse et les vieux”. Gérontologie et société, 138(34) : 113-126.
- Membrado, M. & Salord, T. (2009). Expériences temporelles au grand âge. Informations sociales, 153(3) : 30-37.