Bouger les lignes
Maltraitance ordinaire en milieu tempéré : "Un projet personnalisé pour Simone SVP !"
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Difficile de modifier en profondeur des comportements individuels ou organisationnels quand le système lui-même repose sur des règles contraires aux principes de bientraitance.
Les violences à l’égard des personnes plus âgées tendent aujourd’hui à sortir du registre du privé et de la normalité institutionnelle. Pour autant, difficile de modifier en profondeur des comportements individuels ou organisationnels quand le système lui-même repose sur des règles propices à l’émergence de ce type de dérives.
De quel système parle-t-on ? Et bien de celui de la prise en charge et du financement de la perte d’autonomie en France. De celui des politiques d’assistance et d’action sociale qui ont été notamment déployées dans les années 1990 et 2000. De celui de la grille AGGIR (Autonomie Gérontologie Groupes Iso-Ressources) utilisée pour mesurer l’état de dépendance d’une personne âgée, évaluer son besoin d’aide dans les actes essentiels et, bien sûr, déterminer le coût associé à la compensation de ces besoins. Une définition du coût qui peut, par ailleurs, varier d’un département à un autre* car ce système est, aussi, celui du mille-feuille institutionnel et des inégalités territoriales en matière de politiques vieillesse.
Bref, c’est l’ensemble de ce système qui pose le cadre aux dispositifs opérationnels qui sont déployés localement et qui, eux-mêmes, vont servir de terrain d’exercice aux professionnels et proches aidants qui accompagnent concrètement les personnes âgées en perte d’autonomie. Et si l’on partait d’elles justement, que verrions-nous des conséquences de ce système ?
SIMONE
Simone a 78 ans. Elle vit seule chez elle dans son appartement de banlieue parisienne. Sans enfant, elle s’est toujours débrouillée seule. Mais après plusieurs chutes, presque anecdotiques, Simone est retombée et s’est cassée le col du fémur. Elle s’en est remise mais a gardé des séquelles à la fois physiques et psychologiques.
Beaucoup de choses ont changé dans la vie de Simone et en premier lieu le fait d’avoir besoin d’aide pour accomplir certains actes du quotidien. Pour se préparer le matin, faire à manger… Pas facile à accepter, mais ainsi va la vie… Pour l’accompagner, elle a Emmanuelle, son auxiliaire de vie qui vient chez elle trois fois par jour : 45 mn le matin pour une aide au lever et au petit-déjeuner, puis 30 mn le midi pour de l’aide à la prise de repas, un repas préparé à l’avance par un service de portage à domicile, et de nouveau 45 mn le soir pour de l’aide au coucher.
C’est peu et beaucoup à la fois. Peu de temps, mais un temps essentiel !
Néanmoins ces temps de présence interrogent. L’aide à domicile est par essence une activité de la relation humaine censée contribuer à la préservation de l’autonomie physique, psychologique et sociale de la personne accompagnée dans le respect de son projet de vie à domicile. Or cette éthique de l’accompagnement est malheureusement souvent mise à mal par la réalité d’un système qui ne permet pas d’apporter une aide totalement respectueuse de la personne aidée. Que voit-on dans le cas de Simone ? Des interventions de courtes durées centrées sur la satisfaction des besoins physiologiques de base. Sans oublier que Simone reste seule jusqu’au repas du midi, puis jusqu’au repas du soir où on l’accompagne ensuite au lit. Dans ces conditions, en quoi a-t-on répondu aux projets de vie de la personne âgée ? A son bien-être psychologique ?
Les conditions de prise en charge de la perte d’autonomie sont en effet ainsi faites qu’elles tendent à produire des situations propices au non-respect de la personne, de ses projets, de son libre-arbitre et de sa capacité à décider pour elle-même. Car en effet, quelles que soient les qualités humaines et professionnelles de l’intervenant à domicile, tous ces actes à réaliser dans un temps aussi limité génèrent une pression et un stress qui se ressentent forcément dans l’attitude de l’aidant, et donc sur la personne aidée. L’attention portée au temps qui presse et à l’action qui suit, rend bien difficile l’écoute et l’adaptation de l’intervention selon les états de Simone. De même, difficile pour Emmanuelle de solliciter Simone dans le respect de ses capacités et de ses envies ; il devient plus simple et rapide de faire à sa place ce qu’elle pourrait encore faire seule avec de l’aide et à son rythme.
L’attention portée à la personne se limite alors à la satisfaction de ses besoins physiologiques de base. En cela, on pourrait dire que la personne n’existe que comme un objet de soin et d’aide. Elle n’est plus une femme de 78 ans soucieuse de son apparence, qui aime sortir, aller chercher son journal et réussir à finir la grille de mots croisés de la page jeux et casse-tête. Non, elle est devenue, par manque de temps et de moyens, une personne dépendante que l’on prend en charge. Et tant pis si son visage n’est plus maquillé comme elle le faisait depuis 40 ans, tant pis pour les promenades et les mots croisés…
Pourtant, le maquillage est une part importante de son identité qui lui permet d’asseoir un sentiment positif d’elle-même… Pourtant, sans les petits plaisirs et projets journaliers, la vie n’a plus trop de sens et de saveurs…
Le cas de Simone n’est pas anecdotique. Trop souvent, par manque de temps et de moyens, l’accompagnement à domicile d’une personne âgée prend la forme d’un maintien en vie à domicile. Comme si la préservation de la vie avait plus de valeur que la personne elle-même ?
* Depuis la publication initiale de cet article, la loi a évolué.
Désormais depuis le 1er janvier 2022, un tarif plancher est en vigueur sur la plan national afin justement d’homogénéiser les niveaux de financement par les départements des heures d’aide et d’accompagnement à domicile via l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) ou la Prestation de Compensation du Handicap (PCH).