Bouger les lignes
Vieillir au féminin
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Il y a de fortes chances que dès mes premières heures de vie, voire même avant ma naissance, mon sexe biologique ait constitué le critère de choix de mes vêtements de nourisson. Il y a de fortes chances aussi qu’il en fut ainsi durant mes premières années de vie et dans bien d’autres domaines que celui des habits. Les qualités que l’on valorisait en moi (ou pas), les comportements que l’on encourageait chez moi (ou pas), les projets que l’on nourrissait pour moi (ou pas), les activités que l’on me proposait enfant (ou pas)… C’est ce qu’on appelle la socialisation de genre liée au sexe biologique, ou devrait-on dire les socialisations de genre car il existe tout de même des différences selon les environnements socio-culturels que je fréquente et le contexte familial qui est le mien. Ces apprentissages symboliques, identitaires et comportementaux s’imprègnent en moi, participant de mes choix et de mes inclinaisons.
Heureusement, l’essentiel ne serait pas ce qu’on a fait de l’homme mais ce qu’il a fait de ce qu’on a fait de lui [1]. L’individu comme produit d’une culture et d’une histoire familiale aurait aussi la possibilité de s’en émanciper. Pour certains, ce processus relève de la personnalisation, pour d’autres de l’auto-détermination. Quoi qu’il en soit, cela suppose qu’il existe des chemins de traverse aux trajectoires sociales préconstruites.
Pour les femmes, des marges de manœuvre existent donc, plus faciles à saisir pour certaines que pour d’autres, encore faut-il ne pas être rattrapées par les rapports de pouvoir qui organisent les relations sociales entre les sexes. Ainsi, pour celles qui s’aventurent en terrain masculin, les embûches sont pléthoriques : menace du stéréotype, biais de jugement dans l’évaluation des compétences, inégalité salariale, plafond de verre, etc.
Mais soyons indulgents envers nous-mêmes et les autres, tout cela se passe généralement de manière non-consciente et sans volonté marquée de faire valoir son intérêt au détriment de son congénère… généralement.
Malheureusement, brique après brique, tout cela produit des inégalités sociales et des violences a minima symboliques qui pèsent sur les existences individuelles.
Des inégalités sociales qui se retrouvent condensées à la retraite
Tous les choix passés (quand choix il y a bien eus) de cursus à l’école, de secteur d’activité, de métier, de temps de travail ou d’arrêts de travail pour élever les enfants, d’évolution de carrière, tous ces choix ont un impact sur notre niveau de ressources à la retraite. Force est de constater que ces choix professionnels ne sont pas à l’avantage des femmes au terme de leur vie active.
En 2017, “la pension de droit direct des femmes est inférieure de 42 % en moyenne à celle des hommes” [2]. Certes l’écart se réduit à 29% quand on prend en compte les droits dérivés comme les pensions de réversion, mais cela n’enlève rien au fait que le travail des femmes rapporte moins en règle générale. Aujourd’hui le taux d’emploi des femmes est bien supérieur à celui que connaissaient les femmes actuellement à la retraite. Néanmoins, les conditions d’emploi leur sont encore défavorables (surreprésentation dans les emplois précaires, inégalité salariale), ce qui inéluctablement aura un impact sur leur niveau de pension.
En compensation, les femmes bénéficient de 4,4 années de plus d’espérance de vie à 60 ans (soit 87,8 ans versus 83,4 ans pour les hommes) [3].
Plus d’années de vie donc, mais moins de ressources pour en profiter ! Il ne manquerait plus que ces années en plus s’accompagnent de problèmes de santé pour que la compensation soit bien médiocre… et on en est pas loin !
A 65 ans, l’écart entre les sexes n’est plus que de 1,5 an si l’on prend en compte l’indice d’espérance de vie “sans incapacité” (12,1 ans pour une femme versus 10,6 ans pour un homme). Bon, petit point de réjouissance, le gain est de 2,2 ans si l’on considère l’espérance de vie “sans incapacité sévère” (18,1 ans pour une femme versus 15,7 ans pour un homme) [4].
Les violences symboliques des femmes entre deux âges
Selon les domaines d’engagement et les secteurs de la société concernés, on observe des écarts abyssaux au niveau de la représentativité des hommes et des femmes. On pense bien sûr à la politique, à l’entreprenariat, aux comités de direction, mais pas que… Le cinéma par exemple, qui raconte pourtant des histoires à tout le monde, met beaucoup plus souvent en avant des hommes plutôt que des femmes. Une analyse via des algorithmes de reconnaissance de visages portant sur près de 4000 films entre 1985 et 2019 ne relève que 34% de visages féminins [5].
Si les hommes ont tendance à être surreprésentés au cinéma, c’est encore plus vrai après 50 ans où les femmes tendent à disparaître littéralement de l’écran [6]. Pas de rôle pour les actrices entre deux âges !
Un tel déni de la réalité sur les écrans a de quoi surprendre car finalement on ne touche pas là à des enjeux de pouvoir décisionnel comme cela peut être le cas en politique par exemple. On serait plutôt dans la représentation symbolique de la féminité et de la masculinité. Or justement ce plan aussi est éminemment politique. La maîtrise des symboles relève de la maîtrise du pouvoir. Cantonner des femmes à certains rôles à l’écran, c’est aussi les cantonner à des places bien définies dans la vraie vie.
Cela témoigne aussi de la faible estime que l’on porte à la féminité sortie de la séduction, du désir, ou de la maternité. Comme si, par ailleurs, séduction et désir s’effaçaient avec l’arrêt des capacités reproductrices de la femme. En dehors de ces registres, force est de constater que la femme intéresse beaucoup moins. Est-ce à dire qu’elle ne sert plus à rien, qu’elle n’a plus d’utilité sociale ?!
On perçoit bien-là le poids de nos traditions millénaires basées sur un rapport de domination entre les sexes. On peut bien introduire l’égalité dans le droit, supprimer le statut juridique de mineur à vie, faire en sorte que les femmes puissent voter, travailler ou ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, il faut beaucoup plus du temps pour que cela imprègne suffisamment les psychés pour se manifester dans les actes. Certainement plusieurs générations…
Le fait que les femmes entre deux-âges soient invisibles à l’écran est finalement symptomatique de notre représentation de la féminité et de sa valeur sociale. C’est la conséquence d’une culture qui reconnaît avant tout la valeur d’une femme à son potentiel de désirabilité et de procréation.
Que penser dans ce cas des actions contre-pied tendant à resexualiser le corps de la femme vieillissante ? Cela relève-t-il d’une émancipation symbolique montrant une réalité cachée, le renversement d’un tabou ou, au contraire, d’un élargissement du modèle traditionnel de représentations à une nouvelle classe d’âge ? Le débat reste ouvert et la nuance ténue.
Invisibles
Au travers de ces deux exemples, celui du travail des femmes et de leur représentativité au cinéma, on voit se dégager une problématique commune, celle de l’invisibilité. Une invisibilité qui fait malheureusement écho à un récent constat. Une étude publiée cet été dans la revue The Lancet [7] s’est intéressée aux implications selon les sexes des politiques développées dans les pays de l’OCDE pour s’adapter au vieillissement de leur population. Faute de données suffisantes, la France n’a pas pu être intégrée dans l’étude [8]. Pas de bras, pas de chocolat !
- Phrase empruntée à Jean-Paul Sartre
- Dress (2019). Les retraités et les retraites. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/publications/panoramas-de-la-drees/les-retraites-et-les-retraites-edition-2019
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/4281618
- Dress (2021). Etudes & Résultats, n°1213. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-10/ER1213.pdf
- Larousserie, D. (2021, 6 juin). "Les femmes à l’écran, la face cachée du cinéma". Le Monde. https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/06/06/parite-les-femmes-a-l-ecran-la-face-cachee-du-cinema_6083066_3246.html
- AAFA (2018, 10 mars). “Les chiffres du tunnel des 50”. https://aafa-asso.info/les-chiffres-du-tunnel-des-50/
- Chen, C., Maung, K. & Rowe, J. R. (2021). "Gender differences in countries’ adaptation to societal ageing: an international cross-sectional comparison". Lancet Healthy Longev, 2(8) : 460-469. https://www.thelancet.com/journals/lanhl/article/PIIS2666-7568(21)00121-5/fulltext
- Echaroux, E. (2021, 12 août). "Les femmes âgées précaires, grandes oubliées des politiques publiques dans le monde". Usbek&Rica.com. https://usbeketrica.com/fr/article/femmes-agees-precaires-oubliees-politiques