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Bouger les lignes

Bien vieillir ou comment ne pas vieillir ?

Temps de lecture : 4 minutes 30 secondes

Bien vieillir, un terme marketing ?

Parce qu’il est essentiel de savoir de quoi on parle, soyons critiques !

“Bien vieillir” est une parole qui s’est largement diffusée dans les différents secteurs de la société traitant de près ou de loin de sujets gérontologiques. Activités marchandes, scientifiques, actions sociales, programmes santé, politique : le “bien vieillir” est partout !

Enfin des mots qui permettent à tout le monde de parler de manière positive du temps de la vieillesse ! Enfin, de la vieillesse…, pas de n’importe quelle vieillesse. Bien vieillir, ce n’est pas l’âge de la dépendance, du lâcher-prise ou de l’abandon à soi. Non, ça c’est la vraie vieillesse. Bien vieillir, c’est avant ; avant que ne s’amorce la phase descendante de la vie ; avant que le pacte social ne se fissure repoussant dans les marges ce vieux devenu “dys-semblable”.

Notre propos n’est pas d’offrir un discours à charge contre la notion de “bien vieillir” pour le plaisir de la critique. En soi, chercher à préserver sa santé et son autonomie est quelque chose de tout à fait sensé. L’enjeu n’est pas là. Il s’agit de montrer que cette notion n’est pas si positive et si juste que ça.

  • Pas si juste, parce qu’elle fait du vieillissement un état alors que c’est un processus.
  • Pas si positive, parce qu’elle oppose autonomie/dépendance – la dépendance étant la contre-valeur – alors que la réalité est beaucoup plus complexe et que la vieillesse « non jeune » ne se caractérise pas forcément, et pas seulement, par la décrépitude du corps et de l’esprit.

Après le “bien vieillir”, ce n’est pas la fin de la vie, il y a autre chose qu’il faut apprendre à connaître avec les yeux de ceux qui le vivent.

BIEN VIEILLIR, UNE APPROCHE DU VIEILLISSEMENT ISSUE DE LA THÉORIE DE L’ACTIVITÉ

A l’origine de la notion de « bien vieillir » se trouve une théorie du vieillissement développée par des chercheurs américains au milieu du XX° siècle, Robert Havighurst et Ruth Albrecht (1953) [1]. C’est la théorie de l’activité [2] qui a donné naissance au champ conceptuel du « vieillissement réussi », du « vieillissement actif », ainsi que du « vieillissement en santé ».

Ces différentes approches mettent en avant l’existence d’un type de vieillissement dit positif, caractérisé par la préservation, malgré l’avancée en âge, des capacités physiques et cognitives, et ce en raison du maintien d’un niveau élevé d’engagement social et d’activités de la part des individus à la retraite.

Ces concepts ont été largement repris dans les référentiels de santé publique axés sur la prévention de la perte d’autonomie avec cette idée de repousser au maximum l’entrée dans la dépendance [3]. C’est le cas du Plan National « Bien vieillir » 2007- 2009, ainsi que des programmes de prévention diffusés par la CNSA sur le site « pourbienvieillir.fr » [4].

BIEN VIEILLIR, UNE PRESCRIPTION SANS ORDONNANCE

Les approches du vieillissement issues du modèle de l’activité s’inscrivent généralement dans une perspective normaliste en promulguant des recommandations à suivre pour se prémunir contre les effets négatifs du vieillissement.

Ainsi, les politiques de santé définissent les bons comportements, les bonnes conduites à adopter pour y parvenir et ainsi rester actif, autonome et socialement engagé. Il revient ensuite aux individus de mettre en œuvre les conduites adaptées au maintien d’un bon fonctionnement physique et mental, en reprenant à leur compte les prescriptions en matière d’alimentation, d’activités physiques et sociales, ou encore d’aménagement du logement.

BIEN VIEILLIR, OU LUTTER CONTRE LES SIGNES DU VIEILLISSEMENT BIOLOGIQUE

Bien vieillir prend alors la forme d’une lutte contre les signes du vieillissement biologique ; une lutte où les moyens et les finalités se confondent. Il s’agit donc de préserver sa santé et son autonomie en étant actif, productif et socialement engagé afin de continuer à être actif, productif, socialement engagé.

Cette recherche de maintien d’un état fonctionnel optimum peut paraître à première vue tout ce qu’il y a de plus sensé et bienveillant. Qui souhaiterait effectivement ne pas bien vieillir ? Quel professionnel ne souhaiterait pas inscrire ses actions dans cette perspective ? Néanmoins, cette conception trahit une vision négative de la vieillesse. Et c’est toute l’ambivalence de la notion de « bien vieillir » qui, tout en portant un discours positif sur le vieillissement, cristallise un malaise sociétal autour de la vieillesse. De sorte, c’est un peu comme si le succès de cette expression était révélateur du malaise sociétal à parler de la vieillesse en lien avec les représentations très largement dépréciatives qui prévalent dans notre société.

BIEN VIEILLIR, OU LA VIEILLESSE COMME REPOUSSOIR

Le concept de « bien vieillir », en proposant une vision positive du vieillissement, véhicule finalement l’image d’une vieillesse repoussoir. Car s’il faut se prémunir contre les effets du vieillissement biologique, c’est bien que l’on considère que la vieillesse est du côté de la perte et du manque. C’est parce que vieillir est un « naufrage » qu’il faut tout faire pour garder le navire à flot.

Cette vision déficitaire et régressive de la vieillesse constitue une représentation très clairement dominante dans notre société. La vieillesse est ainsi associée à une conception, non pas linéaire, mais courbe de la vie, avec une ascension, une apogée et une pente descendante. Cette pente, c’est la vieillesse caractérisée par la perte des capacités et l’affaiblissement de l’être dans toutes ses dimensions.

S’il s’agit là d’une conception récurrente dans l’histoire des sociétés occidentales, ce n’est pourtant pas une conception universelle.

BIEN VIEILLIR, UNE INJONCTION NORMATIVE

Vieillir serait quelque chose d’indésirable, un état malencontreux à éviter le plus possible. De sorte, il revient à l’individu de tout faire pour repousser les limites du vieillir. C’est ainsi seulement qu’il sera « bien ».

Dans cette idée que la vieillesse serait une étape de la vie à ne pas rater, on retrouve une logique de performance qui accompagne désormais tous les âges de la vie. Réussir sa vieillesse, performer jusqu’au bout, c’est continuer à exister aux yeux des autres et, donc, de soi-même.

La performance dans le modèle du bien-vieillir repose dans le fait de réussir à « vieillir jeune » ou à « faire figure de jeune » pour reprendre l’expression de Frédéric Ballard [5].

BIEN VIEILLIR, UNE INJONCTION PARADOXALE INTENABLE

Le modèle du « bien vieillir » rend compte d’une injonction à rentrer dans une norme sociale qui serait de « vieillir jeune », c’est-à-dire de conserver malgré l’âge les attributs de l’individu physiquement et socialement actif.

Tout cela constitue un exercice bien compliqué à maintenir dans le temps. Le vieillissement est un processus continu, plus ou moins variable selon les personnes, mais un processus qui se poursuit bien au-delà de l’état de vieillesse qui est prôné dans le modèle du « bien vieillir ».

Autrement dit, bien vieillir consisterait à rester dans un état stationnaire, celui du senior « socialement actif » et « cognitivement et physiquement apte ». En cela, bien vieillir consisterait finalement à « ne pas vieillir » [5, 6].

BIEN VIEILLIR, DES MOTS QUI CLASSENT ET QUI DÉCLASSENT

Si le vieillissement déborde forcément l’état de vieillesse active et autonome, que reste-t-il comme modèle positif pour tous ceux qui ne peuvent plus ou ne veulent plus répondre à cette exigence ?

Quand le corps ne suit plus, que le « bien » s’éloigne du « vieillir », que reste-t-il pour ces vieux êtres, ceux pour qui la lutte s’arrête ?

Ils deviennent des autres plus tout à fait comme tout le monde, des êtres entre deux mondes, « des corps usés » qu’il convient de prendre en charge, de traiter et de soigner [7].

  1. Havighurst, R. & Albrecht, R. (1953). Older people, New-York, Longmans, Green and Co.
  2. Caradec, V. (2008). « Vieillir au grand âge ». Recherche en soins infirmiers, 94 : 28-41.
  3. Moulaert et Viriot Duranal offrent une analyse intéressante de la manière dont s’intriquent les travaux scientifiques et les politiques publiques notamment issues des grandes organisations internationales (ONU, OCDE, Union européenne) : Moulaert, T. & Viriot Durandal, J-P. (2013). « De la notion au référentiel international de politique publique. Le savant, l’expert et le politique dans la construction du vieillissement actif ». Recherches sociologiques et anthropologiques, 44(1) : 11-31
  4. « Les caisses de retraite et Santé publique France proposent un site Internet pour vous aider à bien vivre votre âge et préserver votre santé » In vidéo « Quelle est la différence entre vieillir et bien vieillir » : http://www.pourbienvieillir.fr/quelle-est-la-difference-entre-vieillir-et-bien-vieillir
  5. Balard, F. (2013). « « Bien vieillir » et « faire bonne vieillesse ». Perspective anthropologique et paroles de centenaires ». Recherches sociologiques et anthropologiques, 44 (1), 75-95.
  6. Puijalon, B. (2011). Colloque « Où ai-je la tête ? Alzheimer, dépendance et vulnérabilité », 20 septembre 2011. Partenariat avec FONDAPOL (Fondation pour l’Innovation politique). Ministère de la Santé. https://www.youtube.com/watch?v=bxcYONB6jOM
  7. Pour, Bernadette Puijalon, “nous faisons actuellement de la gestion de corps usés » [6].