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Bouger les lignes

Fêter ses morts !

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Honorer ses morts est une coutume très répandue à travers le monde. Dans la tradition chrétienne catholique, c’est le 2 novembre que l’on commémore les défunts, le lendemain donc de la Toussaint. Plus que le jour, c’est la période de l’année où il est coutume de fleurir en famille la tombe de ses proches, une tradition encore forte même si elle se délite comme beaucoup de rites sociaux autour de la mort.

A l’image du cimetière délocalisé du centre du village aux espaces périphériques de la ville, la mort est comme évacuée de nos existences. Dans un contraste saisissant, la mort est une “réalité” aussi tabou dans l’intimité qu’elle est hyper représentée à l’écran, dans les fictions, dans les médias. A croire que c’est une manière de compenser son absence symbolique, de continuer à lui faire la place sociale qui lui revient.

Car désormais la mort intime est cachée entre des murs blancs : on meurt généralement lors d’une hospitalisation [1]. Elle est renvoyée à la sphère du médical, comme un mal qui aurait dû être soigné, comme une anomalie qui n’a pas pu être gérée malgré les progrès de la médecine curative.

On cache la mort comme si elle était honteuse et sale” exprimait Marie de Hennezel dans son livre La mort intime. Mais qui sont donc ces mourants que l’on cache ainsi ? Aujourd’hui, ces mourants sont dans la plupart des cas des personnes très âgées.

Mourir, une affaire de vieux ?

Depuis peu – et en peu de temps – la mort a été repoussée aux âges les plus avancés. Cette évolution récente est bien sûr toute relative car elle ne concerne que certains pays du monde.

Cela étant, les chiffres pour la France sont impressionnants. En 1825 – nous disent Monnier et Pennec – il y avait plus de décès avant 15 ans (37,6% dont 20% au cours de la première année) qu’après 60 ans (35%). Désormais, les décès entre 15 et 60 ans ne représentent plus que 10% des décès, contre 90% après 60 ans (dont 50% après 80 ans) [2].

On meurt donc plus vieux, mais on est aussi confronté à la mort de ses proches à des âges plus avancés. Il n’y a encore pas si longtemps, la mort était présente dès l’enfance avec le décès des grands-parents, souvent d’un frère ou d’une sœur. Le décès des parents et du conjoint avaient cours également beaucoup plus tôt dans la trajectoire : une femme née en 1900 perdait en moyenne son père à 31 ans, sa mère à 37 ans et devenait veuve à 60 ans, sans compter la probabilité élevée qu’elle avait de voir mourir un de ses enfants, surtout en bas âge [3].

Avec les progrès de la médecine, la chute de la mortalité infantile, des femmes en couche, des morts liés à la guerre, l’amélioration des conditions d’hygiène, de travail, etc. : toutes ces évolutions ont permis de repousser massivement l’âge du décès laissant au grand âge le monopole de la mort et du deuil. Devrait-on s’en plaindre ?

Si par le passé, la confrontation à la mort était un fait plus familier, cela ne signifie pas pour autant que les angoisses des individus étaient moindres face à elle. Pour Danièle Hervieu-Léger, les terreurs ont juste changé de nature. La peur de l’enfer et du jugement a laissé place à la peur panique de “la déréliction” et de la “grande dépendance”. Autrement dit, nous dit la sociologue “l’enfer est désormais ce qui précède la mort, mais pas ce qui vient après !” [4].
On se rappellera les paroles de Jacques Brel : “Mourir cela n’est rien – Mourir la belle affaire – Mais vieillir… O vieillir !
Comme si dans le vieillir se jouaient des pertes bien plus importantes que la vie : la perte de certaines capacités – et plus encore de son autonomie décisionnelle – mais aussi d’une place, d’une identité, d’un mode de vie. Ces pertes chez les personnes âgées invitent au deuil peut-être plus intensément que le fait de se projeter dans leur propre mort. Le déni, la colère, la tristesse sont autant d’étapes du deuil décrites par Kübler Ross [5] qui rendent très bien compte du processus d’acceptation des changements fonctionnels et psycho-sociaux dans le grand âge.

La déchéance de la vieillesse : pire que la mort !
Il est surprenant de se dire que là où on aurait pu se réjouir de mourir vieux, il n’en est rien ou presque, tant on exècre la mort qui saisit le vieillard après une longue déchéance.
Mais que sait-on du “mourir vieux” ? Existe-t-il d’ailleurs une particularité liée au fait de mourir très vieux ?

Le mourir vieux

Avant toute chose, il importe de rappeler la force des représentations sociales qui limitent nos perceptions du vieillissement avancé au déclin et à la dépendance. Poursuivre sa vie très vieux ne signifie pas invariablement devenir dépendant. Certes la part des personnes dépendantes augmente avec l’âge, mais dans des proportions moins importantes qu’on ne pourrait le penser : 2% jusqu’à 79 ans, 18% entre 80 et 89 ans et 50% à partir de 90 ans. Les expériences de vieillesse sont très variables d’un individu à un autre, et même avec des baisses fonctionnelles similaires, le vécu et la qualité de vie des individus seront complètement différents selon leur environnement de vie. La mort qui survient après une longue déchéance n’est donc pas le devenir commun des vieux mais une vision exacerbée par nos croyances stéréotypées sur le vieillissement.

La mort a des âges avancés a cela de spécifique qu’elle nous rencontre alors que notre organisme est fragilisé par les effets du vieillissement, mais aussi qu’elle nous rencontre dans des conditions sociales et psychologiques particulières.

D’un point de vue physiologique, il est coutume de distinguer trois trajectoires de fin de vie sur le modèle de Murray et coll. de 2005 [6] :
une trajectoire de déclin rapide typique du cancer en phase terminale,
une trajectoire de déclin graduel avec des pics de détérioration mais aussi des moments de récupération, ce qui rend la mort souvent soudaine en lien avec un épisode de décompensation,
une trajectoire de déclin lent plus caractéristique des grands âgés avec une fragilité généralisée ou des personnes atteintes de démence.

La dernière cartographie établie par le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie montre quelques différences selon l’âge avec une plus grande représentativité des trajectoires de déclin graduel chez les plus âgés, ainsi qu’une part plus importante de déclin lent [7]. C’est aussi le constat de professionnels de terrain qui évoquent “l’alternance de phases agoniques et de rémission” et un “lent mourir” chez le sujet âgé malade [8].

Cette modélisation en trois trajectoires de déclin ne tient pas compte des décès soudains (accidents, suicides, etc.) qui sont aujourd’hui moins fréquents que les décès liés à une maladie évolutive grave ou chronique. Moins fréquents certes, mais attention toutefois puisque le suicide est tout de même la troisième cause de décès chez les plus âgés après les cancers et les maladies cardio-vasculaires [9], ce qui en soit en fait une autre trajectoire de fin de vie.

Pour aller plus loin, voir notre article “Le suicide, une mort moins scandaleuse quand on est vieux ?

 

Si cette évocation de la mort que l’on se donne fait indéniablement écho aux débats actuels sur l’euthanasie et le suicide assisté, elle pointe également une autre dimension essentielle quand on parle de la mort des plus vieux : celle des conditions de vie dans le grand âge, entre institutionnalisation, prise en charge, dévalorisation, isolement et solitude. Autrement dit, c’est tout ce qui a trait à la place et à la considération accordées au vieux dans la société. C’est tout ce qui a trait à la nature des rapports sociaux entre générations et à l’égalité des droits dans le vieil âge. Mourir vieux oui, mais mourir en n’étant plus rien, mourir sans valeur, n’est-ce pas cela le pire ?

Sur ce point il est d’ailleurs surprenant de constater qu’au même moment où le projet de loi sur le grand âge et l’autonomie est abandonné, une convention citoyenne sur la fin de vie est lancée. Mais si les mourants sont les plus âgés d’entre nous, peut-on réellement faire l’impasse d’une réflexion de fond sur la place des vieux dans la société ?

 


 

[1] On évalue à 53% la part des personnes décédées à l’hôpital en 2018, versus 24% à domicile, 13% en maison de retraite/Ehpad et 10% “autre” (Atlas des soins palliatifs et de la fin de vie en France).
[2] Monnier, A. & Pennec, S. (2001). Le grand âge et le vécu de la mort. Gérontologie et société, 24(98), 129-139.
[3] Pour donner une ligne de comparaison, pour une femme née en 1950, la perte des grands-parents a lieu au début de l’âge adulte, celle des parents entre 41 et 52 ans, et celle du conjoint en moyenne à 73 ans. Après 80 ans, c’est davantage la mort des membres de la fratrie, les relations amicales, les connaissances du même âge (Monnier et Pennec, 2001).
[4] Audition lors de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie, p.139. https://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-info/i1708-t2.pdf
[5] Kübler Ross, pionnière en soins palliatifs, a modélisé les états psychologiques par lesquels passe le patient à l’annonce de sa mort prochaine. Ce modèle fait toujours référence avec les cinq étapes du deuil : le déni où la personne n’accepte pas et refuse de croire en sa mort prochaine, la colère, le marchandage, la tristesse ou la dépression et la fin de la lutte ou l’acceptation plus sereine.
[6] Murray, S. & coll. (2005). Illness trajectories and palliative care. BMJ, 330. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC557152/pdf/bmj33001007.pdf
[7] C’est d’ailleurs vis-à-vis de ces deux dernières trajectoires de fin de vie que le Comité consultatif d’éthique (CCNE) a dernièrement exprimé des limites quant au cadre juridique actuel sur la fin de vie :
le CCNE estime que le cadre juridique actuel est satisfaisant lorsqu’un pronostic vital est engagé à court terme, « offrant des dispositifs respectueux de la dignité des personnes atteintes de maladies graves et évoluées » En revanche, certaines personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, mais à moyen terme, ne rencontrent pas de solution toujours adaptée à leur détresse dans le champ des dispositions législatives”. https://www.gouvernement.fr/actualite/lancement-dune-consultation-citoyenne-sur-la-fin-de-vie
[8] Michel, M. et Michel, O. (2002). Existe-t-il une spécificité des soins palliatifs chez le sujet âgé ?. Médecine & Hygiène, 17, 30-32.
[9] Observatoire national du suicide (2016).