Bouger les lignes
Maltraitance ordinaire en milieu tempéré. "Jean-Pierre, on est là pour toi !"
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Il y a des formes de violences qui passent inaperçues, parfois même portées avec amour, mais qui jour après jour empiètent sur les choix individuels et le développement de la personnalité.
Abus financier, violence physique, mise aux oubliettes dans un établissement, les cas de malveillance ou de négligence à l’égard des anciens ne manquent pas. Pourquoi en serait-il autrement d’ailleurs ? La violence accompagne tous les rapports sociaux, et malheureusement elle n’épargne pas les plus vieux, d’autant plus quand ils sont fragilisés par le vieillissement ! Et puis, la question des rapports entre générations s’inscrit aussi inexorablement dans le jeu des rapports de force pour la distribution des places et la captation des richesses.
Ce qui serait plutôt nouveau en revanche, c’est la sensibilité de la société à la question de la maltraitance des plus âgés. Pendant longtemps on ne s’y intéressait pas ou peu, comme si cela n’existait pas. Tabou, privée ou allant dans l’ordre des choses, cela ne faisait pas partie des faits sociaux méritant un traitement social spécifique. En France, le sujet a été lancé publiquement au début des années 90 à l’initiative du professeur Hugonot dont les efforts ont abouti à la création du réseau ALMA (ALlo MAltraitance) en 1995 [1].
Depuis, les mentalités ont évolué quelque peu, lentement mais sûrement. Les données de la Fédération 3977 le confirment : les alertes ont augmenté de 36% en 2019 mettant en lumière un “changement d’image” dans la perception de “l’inacceptabilité”.
Tant chez les professionnels que le grand-public ou les personnes âgées elles-mêmes, il y a comme un voile d’invisibilité qui se lève peu à peu, favorisant la prise de conscience et la dénonciation des actes de maltraitante. Aussi, si les scandales médiatiques ont autant secoué les Ehpad ces derniers mois, ce n’est pas que le sujet est nouveau, mais bien que les consciences évoluent.
Néanmoins, malgré cette visibilité nouvelle, certaines formes de maltraitance semblent passer en dessous du viseur. Ces situations rendent compte d’une forme de maltraitance plutôt incolore, mais pas indolore : des violences ordinaires, répétées et acceptées de part et d’autres comme un cheminement inéluctable. C’est d’ailleurs pourquoi cette maltraitance ordinaire passe le plus souvent en dessous des radars. Elle n’est pas perçue comme telle parce qu’il n’y a pas une volonté délibérée de nuire. Les choses se mettent en place dans l’intérêt de la personne aidée, pour la protéger, pour éviter une mise en danger, pour son bien, par amour…
JEAN-PIERRE
Jean-Pierre a 86 ans. Il vit seul chez lui depuis le décès de sa femme quelques mois plus tôt. Pour l’accompagner dans son quotidien, lui préparer ses repas, réaliser l’entretien de la maison, sa fille a mis en place un système d’aide à domicile. Bien que vivant à distance, elle est très présente. Elle a peur que son père ne remonte pas la pente suite au décès de sa mère. Elle est en contact régulier avec le service d’aide à domicile. D’ailleurs, dès qu’une question se pose autour de l’accompagnement de son père, c’est elle qu’on appelle en premier lieu. Elle veille de loin sur lui, s’assure qu’il prend bien ses repas, sans abuser sur le verre de vin ou la salière. D’ailleurs, c’est elle qui établit les menus.
Jean-Pierre n’aime pas trop cela. Il ne comprend pas très bien pourquoi il ne mangerait pas ce qu’il a décidé avec son aide à domicile. Pourtant il ne dit rien pour ne pas contrarier sa fille. Il n’a plus qu’elle désormais… D’ailleurs, c’est elle qui s’occupe de tout, que ferait-il sans elle. Au moindre petits problèmes, c’est elle que l’on contacte. Elle est au courant de tout, parfois même avant lui…
Des Jean-Pierre, il y en a beaucoup. Ces personnes qui avancent dans le grand âge, qui peuvent être fragilisées par les tournures de l’existence. Comme tout un chacun d’une certaine manière. Qui ne serait pas affecté par la mort de son compagnon de vie ? Il est vrai que la faiblesse passagère est plus difficilement surmontable avec le grand âge. Ce n’est pas que les capacités de résilience soient épuisées, mais l’organisme humain est moins agile. Des carences alimentaires, un manque de mobilisation physique pourront avoir des conséquences irréversibles là, où chez les plus jeunes, le corps aura plus de réserves pour s’en remettre. Malgré cette réalité du vieillissement, la fragilisation d’une personne âgée peut-elle justifier qu’elle perde à ce point la main mise sur son existence ?
Comme pour Jean-Pierre, pour protéger ceux qu’on aime, il peut arriver que l’on prenne une place qui n’est peut-être pas la nôtre. Trop intrusive. Trop maternante. Et à vouloir protéger l’autre, on finit par le déposséder de cette petite flamme qui le tient debout. Cela peut paraître étrange, mais on peut mal aider ! Un soutien trop important, trop intrusif et injonctif peut avoir des conséquences tout à fait néfastes pour la santé et le bien-être des personnes.
“Vieux oui, affaibli peut-être, mais il n’empêche que je ne suis pas un petit être fragile à protéger !”, tel pourrait être le cri du cœur de Jean-Pierre. Posons-nous la question : même lorsqu’on estime leur volonté altérée, peut-on réduire le rôle des plus âgés à celui de réceptacle d’une aide extérieure ? Une aide qui serait plus soucieuse d’eux qu’eux-mêmes, plus consciente de ce qui leur convient qu’eux-mêmes, eux dont la volonté n’est plus.
[1] L’intérêt de la société pour la problématique de la maltraitance à l’égard des aînés est donc relativement récent. D’ailleurs, on ne dispose pas encore de données institutionnelles sur les chiffres de la maltraitance, ce qui témoigne bien de cette prise en considération tardive. On se base pour l’heure, soit sur les données internationales de l’OMS, soit sur l’analyse des appels reçus par la plateforme d’écoute 3977 qui n’offre qu’une vision partielle, mais néanmoins indispensable, du phénomène
Pour aller plus loin
- Maltraitance ordinaire en milieu tempéré : "Un projet personnalisé pour Simone SVP !" https://ouicare.com/bouger-les-lignes/maltraitance-ordinaire-en-milieu-tempere-un-projet-personnalise-pour-simone-svp/
- On peut mal aider ?! https://ouicare.com/bien-chez-soi/on-peut-mal-aider/
- Trop d'aide est néfaste pour la santé des plus âgés https://ouicare.com/bien-chez-soi/trop-daide-est-nefaste-pour-la-sante-des-plus-ages/
- L'aide des enfants peut-elle nuire à leurs parents âgés ? https://ouicare.com/bien-chez-soi/laide-des-enfants-peut-elle-nuire-a-leurs-parents-ages/
- Pourquoi les bonnes intentions ne suffisent pas https://ouicare.com/bien-chez-soi/pourquoi-les-bonnes-intentions-ne-suffisent-pas/