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Bien chez soi

La naissance du “care” ou le renversement des éthiques

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Il y a le “care” comme une manière de prendre soin d’autrui, traditionnellement opposé au “cure” qui relève, lui, du soin technique visant le bon recouvrement de la santé. Et il y a les “éthiques du care” qui sont des approches humanistes, parfois politiquement engagées, qui bousculent la hiérarchie des valeurs en plaçant la prise en compte de la subjectivité de l’autre au centre de toutes pratiques soignantes. Pour mieux comprendre ce que ces approches recouvrent, nous vous proposons de revenir sur l’origine de ce concept.

A l’origine de “l’éthique du care”

Au début des années 1980, une psychologue américaine, Carol Gilligan [1], reprend à son compte les travaux de son prédécesseur Lawrence Kohlberg sur le développement moral chez l’enfant dont elle va finalement remettre en question l’universalité. Ce modèle qui se rapproche de ce que l’on pourrait qualifier une éthique de la justice considère que le dernier stade de développement moral repose sur un raisonnement qui prend appui sur des principes abstraits et universels de justice [2]. Gilligan va montrer que ce n’est pas la seule forme de moralité “aboutie” et qu’il en existe une autre tout aussi vénérable si ce n’est plus concrète qu’elle nomme l’éthique du care.

Partant du constat que Kohlberg n’a pas intégré de femmes dans son protocole de recherche [3], Gilligan va reproduire le schéma expérimental de son confrère en y intégrant cette fois un échantillon de population mixte. Et là se situe véritablement le moteur de sa réflexion sur l’éthique du care, puisqu’elle va observer une posture morale particulière chez la fille en comparaison au garçon.

En effet, confrontés au même dilemme moral [4], la fille semble plutôt incertaine, floue quant à la bonne décision à adopter, là où le garçon juge de façon plus tranchée ce qu’il convient de faire. Son sens de la justice est plutôt clair et affirmé, alors que la fille tend à prendre en compte le point de vue adverse et à mettre en balance les implications pour les uns et les autres.

Selon Gilligan, cette posture presque indécise de la fille ne relève absolument pas d’un déficit de capacité morale. Au contraire, il s’agit d’une réelle disposition morale orientée vers la prise en compte de l’autre et vers une forme de responsabilité à l’égard d’un ensemble de personnes. Ce renversement de perspective qui propose finalement une reconsidération de la perception morale est au fondement de l’éthique du care.

Le care, une aptitude féminine ?

Les travaux de Gilligan montrent donc une différence entre les sexes au niveau des critères qui vont servir à la décision morale. Là où les garçons appuient leur raisonnement sur des principes de justice, les filles considèrent davantage les implications relationnelles concrètes et dans la durée de leur décision.

La question de la différence entre les sexes est donc intrinsèquement liée à cette approche nouvelle de la morale, à ceci près que cette différence n’est pas considérée comme biologique ou naturelle mais comme culturelle, voire civilisationnelle. Autrement dit, les différences observées entre les filles et les garçons trouvent leur origine dans l’utilisation de critères moraux différents issus de la socialisation de genre.

C’est cette socialisation de genre, ainsi que la subordination sociale qui imprègne les rapports sociaux entre les sexes, qui conduisent malgré elles les femmes à développer des préoccupations morales substantiellement différentes des hommes et reposant sur un souci prioritaire des rapports avec autrui. La morale féminine est attachée, si ce n’est entachée, de la relation à autrui, cette attention à l’autre qui imprègne complètement son sens des responsabilités.

Comme l’explique très bien Cynthia Fleury [5], la sensibilité des femmes aux besoins des autres, le sentiment d’être responsable de leur bien-être – tous ces acquis de genre – poussent ces dernières à tenir compte des voix autres que les leurs et à inclure dans leurs jugements des points de vue différents. De même, leur répugnance à juger qui vient à la base d’un manque de légitimité et d’un sentiment déficitaire amène plutôt les femmes à faire preuve d’indulgence et de tolérance. C’est ce même sentiment déficitaire qui les conduirait à mettre en doute la normalité de leurs sentiments et à modifier leurs jugements par déférence envers l’opinion des autres.

Bien sûr, toutes les femmes ne sont pas semblables, de même que les hommes ; il s’agit bien là de tendances culturelles générales. Mais il est intéressant de voir dans ce développement comment d’une situation au départ de contrainte et d’asymétrie sociale entre les sexes, on arrive à cette idée d’une disposition particulière des femmes à une forme de morale jusqu’ici dévaluée alors même qu’elle secrète les germes d’un sens commun indispensable au maintien des sociétés humaines. D’autres travaux suivront qui dépasseront la question du genre et des différences entre les sexes pour aborder l’éthique du care comme une alternative politique aux approches libérales.

Vers la reconnaissance de la vulnérabilité comme étant au fondement de la condition humaine

On ne peut pas parler de la naissance de « l’éthique du care » sans aborder ses assises philosophiques concernant la nature fondamentalement vulnérable des êtres humains. La vulnérabilité est certes un état à géométrie variable, mais elle est surtout notre lot commun à tous et pas seulement celui des plus fragiles et des plus dépendants. Ainsi, même les personnes les plus autonomes sont toujours dépendantes de certaines relations, la différence étant qu’elles arrivent à rendre invisible leur dépendance. A l’instar d’autres philosophes comme Ricoeur, les approches de « l’éthique du care » s’écartent ainsi des définitions traditionnelles de l’autonomie héritées de la philosophie kantienne.

C’est parce que nous sommes tous interdépendants les uns des autres, et donc des êtres vulnérables en puissance, que nous ne pouvons pas nous passer des activités du care ou d’une moralité soucieuse des rapports avec autrui. On voit ici comment les théoriciens du care, en faisant reposer leur paradigme moral sur la dialectique de l’interdépendance et de la vulnérabilité, invitent à un renversement des valeurs dans la société.

  1. Gilligan, G. (1982). In a Different Voice : Psychological Theory and Women's Development. Traduit en français sous le titre Une voix différente : pour une éthique du care (2008).
  2. Cette modélisation s‘intègre dans la lignée de l’approche kantienne d’une loi morale en adéquation avec l’universalité des hommes.
  3. André, K. (2013). Entre insouciance et souci de l’autre - L’éthique du care dans l’enseignement en gestion. Gestion et management. Thèse de Doctorat sciences de gestion, Université Panthéon-Sorbonne - Paris.
  4. Dans l'expérience du « dilemme moral », on demande à une personne de prendre une décision par rapport à une situation fictive comme si elle était le protagoniste de cette histoire. Comme le précise Kévin André, “il ne s’agit pas tant d’évaluer si c’est la bonne décision qui a été prise plutôt que le raisonnement pour y arriver, dans un contexte où il existe un conflit entre deux ou plusieurs principes moraux qui sont tous défendables” [3].
  5. Cynthia Fleury. Communication "Éthique du care : la refonte du concept d’autonomie" (2017-2018). https://chaire-philo.fr/ethique-du-care/

Retrouvez tout notre dossier thématique consacré aux concepts de care et d'éthiques du care

  1. Pourquoi parler de "care" pour désigner les métiers du "prendre soin" ? https://ouicare.com/bien-chez-soi/pourquoi-parler-de-care-pour-designer-les-metiers-du-prendre-soin/
  2. La naissance du "care" ou le renversement des éthiques https://ouicare.com/bien-chez-soi/la-naissance-du-care-ou-le-renversement-des-ethiques/
  3. Ethique du care : deuxième vague https://ouicare.com/bien-chez-soi/ethique-du-care-deuxieme-vague/