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Bouger les lignes

Aidant.e.s : aider à en vivre ou à en mourir !

Temps de lecture : 5 minutes 30 secondes

Aider un proche âgé est une expérience tout à fait singulière, un chemin qui peut s’emprunter de bien des manières.

Une étape importante vient d’être franchie dans la reconnaissance du rôle des proches aidants, et notamment de personnes âgées dépendantes. C’est la consolidation du congé proche aidant via la mise en place d’une indemnité financière.

Le dispositif de congé n’est pas nouveau en soi puisqu’il existait déjà depuis 2007 un congé de soutien familial, qui a ensuite été réformé avec la loi d’Adaptation de la Société au Vieillissement pour devenir en 2017 le congé proche aidant. Ce qui est nouveau, c’est l’indemnisation de ce congé pour les proches aidants qui avaient peu tendance à solliciter une telle aide étant donné l’impact financier que cela pouvait représenter pour eux.

En ce début d’octobre 2020, la question du soutien aux aidants familiaux est donc au centre des préoccupations, à juste titre et ce d’autant plus avec la crise sanitaire que nous connaissons qui a complexifié très largement la situation que pouvaient rencontrer les proches de personnes âgées dépendantes. Le répit est d’ailleurs la thématique retenue par les aidants eux-mêmes pour la Journée nationale des aidant.e.s 2020.

Le renforcement du droit des proches aidants est une façon de reconnaître, au niveau de l’action publique, l’importance de leur implication dans la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie. Car rappelons-le, le système de soutien aux aînés en France repose encore avant tout sur l’entraide familiale : seules 19% des personnes âgées bénéficiant d’un soutien à domicile déclarent être aidées exclusivement par un professionnel ; alors qu’elles sont 34% à déclarer une aide mixte et 48% une aide exclusive de leur entourage personnel [1].

C’est aussi une façon de reconnaître, à la fois les contraintes et les difficultés de ce que vivent un grand nombre d’aidants, et le risque d’épuisement qui pèse sur eux.

Le poids que peut représenter l’expérience de proche aidant est une réalité indiscutable et notamment pour les proches de personnes âgées atteintes par des maladies neurodégénératives. Pour autant, l’angle que nous vous proposons à la lecture dans cet article est ailleurs, non pas dans le déni de cette réalité, mais dans une montée en perspective afin d’éclairer toute la complexité des expériences d’aidant.e.s, la diversité des réactions et des sentiments que cela peut susciter.

AIDANT.E.S : UNE EXPÉRIENCE QUI PEUT ÊTRE AUSSI PERÇUE POSITIVEMENT 

Dans une étude Oui Care menée en 2019 auprès d’individus issus de la génération du baby-boom et de leurs descendants [2], nous avions été surpris par certaines des données récoltées auprès de sujets aidant ou ayant aidé une personne âgée dans leur entourage [3]. Alors que nous nous attendions à observer des impacts négatifs de cette expérience pointés massivement dans la plupart des aspects de la vie évalués, les perceptions rendues compte par ces aidants étaient au contraire très hétérogènes et sans que ne domine finalement un ressenti quel qu’il soit (impact très/plutôt positif ou impact très/plutôt négatif, ou encore, aucun impact perçu).

Malgré une distribution très hétérogène des réponses dans la manière de percevoir l’impact de cette expérience sur leur vie, nous avions repéré deux tendances majeures chez cette population :

  • L’impact négatif de l’expérience d’aidant est plus prononcé – bien que dans une proportion plutôt limitée avec environ un tiers des individus –  concernant les aspects concrets et quotidiens de la vie comme le sommeil, le budget, le sentiment d’être libre de faire ce que l’on souhaite ou encore la pratique d’activités de loisirs. Sur leur vision de l’avenir également, on note une propension plus forte à percevoir l’impact négatif de cette expérience.
  • Sur des aspects plus psychologiques, comme la confiance en soi ou l’image de soi, on constate au contraire que les aidants perçoivent majoritairement un impact positif de leur expérience. Il en est de même sur des aspects plus philosophiques en lien avec la manière d’aborder la vie : deux tiers d’entre eux considèrent que cela a eu un impact positif sur leur volonté de profiter du moment présent.

Il faut le dire, les résultats de cette étude nous ont surpris, pour ne pas dire déranger tant il est vrai qu’ils étaient plutôt en décalage avec le discours dominant autour du fardeau de l’expérience de proche aidant. Alors certes, cette étude était somme toute limitée à la population des baby-boomers et ne ciblait pas particulièrement les proches aidants, mais tout de même comment expliquer ces résultats ?

A ce sujet,  les travaux de Vincent Caradec [4] apportent un éclairage très intéressant.

POUR UNE MISE EN DÉBAT DE LA REPRÉSENTATION DU VIEILLIR COMME FARDEAU POUR L’ENTOURAGE

Vincent Caradec propose un modèle d’analyse de l’expérience d’aidant plus fin que celui centré sur la seule notion de fardeau en articulant plusieurs dimensions dont celles du sens que recouvre ce rôle pour le proche aidant et celle du ressenti. Il modélise ainsi quatre postures d’aidants : “l’aide-altération”, “l’aide-contraintes”, “l’aide-engagement” et « l’aide-satisfaction ». Un des éléments intéressants de cette approche est de montrer les différences entre individus et comment, pour certaines personnes, l’aide apportée même de manière très intense peut être vécue positivement par elles car leur engagement va donner du sens à leur existence et parfois même en être la seule raison d’être.

Au delà de la modélisation en tant que telle, la perspective défendue par cet auteur est riche d’enseignements notamment dans la critique apportée à la notion de “burden” (fardeau) : “en se focalisant sur les seules conséquences négatives de l’aide, elle renforce la représentation de la vieillesse comme problème tout en occultant la diversité des expériences vécues par ceux qui s’occupent d’un proche âgé” [5].

Pour Vincent Caradec, cette vision est réductrice car elle ne permet pas de rendre compte de la complexité du réel, mais elle est aussi porteuse de préjugés comme celui de ne considérer l’aide que de manière unilatérale et les personnes âgées comme des réceptacles passifs de cette aide. Elle tend également à restreindre les considérations sur l’aide à une approche instrumentale et technique. Or, comme nous l’avons nous-mêmes évoqué, le soutien revêt diverses dimensions qui ne se limitent pas à une série de tâches à réaliser pour l’autre.

L’expérience de proche aidant est en fait une expérience très différente d’un individu à un autre parce que les situations ne se ressemblent pas, parce que les sentiments que cela génère sont propres à chacun et à sa situation à un moment donné. Et puis le vécu de l’expérience de proche aidant est évolutive comme l’est d’ailleurs le processus de vieillissement et ses effets. L’épuisement est d’autant plus fort que l’aide s’intensifie, mais aussi dirait Caradec, que la situation ne fait plus sens pour la personne.

Que le rôle de proche aidant puisse générer de l’épuisement et du stress est une réalité que l’on ne peut pas nier et par rapport à laquelle les actions publiques doivent aller encore plus loin de manière à soulager ces proches submergés qui ne savent pas vers qui se tourner. C’est une certitude, il faut encore simplifier les parcours et les modalités de soutien dans l’accès à l’information et le déblocage des aides. Quelle que soit notre situation d’ailleurs – que l’on s’occupe d’un enfant porteur d’un handicap, que l’on coordonne les services d’aide pour son parent âgé à domicile, que l’on accompagne un conjoint atteint d’un cancer – on devrait pouvoir taper à la bonne porte et avoir les réponses les plus adaptées à sa situation (personnelle comme territoriale).

Néanmoins, si ce modèle du fardeau s’est largement imposé dans les médias, ce n’est pas que parce qu’il pointe un problème social réel, c’est aussi qu’il est cohérent avec une vision collective de la vieillesse vue avant tout comme un coût, une charge et un poids pour la société.

Il importe donc de pouvoir dissocier ces deux discours : celui de l’expression de la souffrance qui peut être associée à l’expérience de proche aidant, et celui de la représentation de la vieillesse comme un problème social.

Accompagner un proche âgé ne relève pas forcément ou exclusivement du fardeau et de la “privation de soi”. Le plus souvent, cela se vit de manière contradictoire ou dans la confusion des sentiments. Parfois, cela peut être une source d’épanouissement et de réalisation de soi. Parfois aussi, l’aidant retire de cette expérience douloureuse une force et une compréhension de lui et de la vie extrêmement riche qui lui est utile pour aborder d’autres difficultés ou évènements dans sa trajectoire. Si cela peut être le cas effectivement, encore faut-il toutefois qu’il ait pu disposer des relais et des soutiens nécessaires pour poursuivre le cours de sa vie…

  1. ] Brunel, M., Latourelle, J. & Zakri, M. (2019). Un senior à domicile sur cinq aidé régulièrement pour les tâches du quotidien. Etudes et Résultats, 2019, 1103 https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/publications/etudes-et-resultats/article/un-senior-a-domicile-sur-cinq-aide-regulierement-pour-les-taches-du-quotidien
  2. Oui Care (2019). Enquête : Nouveaux seniors, nouveaux besoins ? Les grands enseignements de l’enquête Oui Care – Stethos Social Lab. https://ouicare.com/wp-content/uploads/Dossier-de-presse_Enqu%C3%AAte-Oui-Care_Nouveaux-seniors-nouveaux-besoins-1.pdf
  3. L’étude prévoyait un focus proches aidants (365 personnes sur un échantillon total de 2275 individus). Ont été considérés comme “aidants” toutes personnes aidant ou ayant aidé dans son entourage une personne âgée de plus de 70 ans ET évaluant son implication dans cette aide par une note supérieure à 6/10 ET réalisant cette aide seule ou principalement seule (avec l’aide d’une personne de l’entourage familial ou amical).
  4. Caradec, V. (2009). Vieillir, un fardeau pour les proches ? Lien social et Politiques, (62), 111-122. https://doi.org/10.7202/039318ar
  5. Caradec, V. (2009). Op. Cit., p.119.